À la Comédie-Française, le metteur en scène Emmanuel Daumas sous-exploite le chef-d’œuvre d’Edmond Rostand et peine à en donner une lecture suffisamment convaincante et consistante.
Cyrano de Bergerac est de ces pièces, rares, au charme desquelles il est difficile de ne pas succomber. À chaque recoin de scène, à chaque parcelle d’acte, le chef-d’oeuvre d’Edmond Rostand regorge de trésors. Grâce au sens de la dramaturgie hors pair de son auteur, la pièce rayonne d’une théâtralité hors-norme pour qui veut, et peut, s’en emparer pleinement. Ces dernières années, Dominique Pitoiset, avec Philippe Torreton dans le rôle-titre, en avait donnée une vision presque hallucinée, dans un asile psychiatrique, qui avait étonné, et ravi, les spectateurs de l’Odéon ; avant lui, la mise en scène de Denis Podalydès, avec Michel Vuillermoz dans la peau de Cyrano, avait également fait mouche dans sa façon de transformer le plateau de la salle Richelieu en chaudron. Et l’on regrette alors, à la vue de cette nouvelle production montée par Emmanuel Daumas, que la Comédie-Française n’ait pas décidé – avant le départ précipité de Michel Vuillermoz – de reprendre cette version qui avait su prouver, pendant plus de dix ans, qu’elle était capable de traverser les âges, à l’image de la mise en scène du Malade Imaginaire de Claude Stratz qui, plus de vingt ans après sa création, a encore et toujours les honneurs de l’alternance.
Un temps, mais un temps seulement, on a pourtant cru qu’Emmanuel Daumas allait, lui aussi, renverser la table et doter son Cyrano d’un parti-pris culotté. Profitant du théâtre dans le théâtre qui sert de berceau à l’intrigue, l’artiste, armé d’un rideau en lanières dorées, d’un podium et d’entrées en scène dignes de stars qui ne tardent pas à endosser des costumes d’époque, joue d’abord la carte du néo-baroque aux accents queer, d’un songe à la frontière du délire qui aurait pu, s’il s’était prolongé, audacieusement dynamiter la pièce de Rostand. Las, alors que cette dernière regorge de points d’entrée pour qui veut, et peut, les explorer, cette tentative fait long feu, comme fusillée en plein vol, et ne tarde pas à s’essouffler, rattrapée par une étonnante sagesse. De ces premiers éclats, ne subsistent alors, au fil des actes, que des reliquats d’éléments de décor en carton-pâte – un ciel, des petits buissons, un arbre ou une maison en ruines – qui, au choix, ou de concert, font écho au caractère théâtral de la pièce autant qu’à cette rêverie, aux accents enfantins, où Emmanuel Daumas dit vouloir l’emmener. Trop sommaires et trop grossiers, ils ne parviennent jamais à faire sens, à se transformer en une véritable scénographie qui instaurerait une atmosphère particulière. Tant et si bien qu’on en vient à se demander, notamment dans les dernières encablures, si tout cela n’aurait pas pu se jouer sur un plateau nu.
Car, dépourvu d’une lecture suffisamment convaincante et consistante, Emmanuel Daumas se contente, en définitive, de dérouler Cyrano. Bien conscient de la puissance intrinsèque de la pièce, de la magnificence de sa langue, il sait qu’elle est capable de se débrouiller en solitaire, et le démontre à son corps défendant. Bien sûr, le récit, porté par ses multiples rebondissements, ses étincelles langagières et ses traits d’esprit non dénués d’un humour de haute volée, parvient à embarquer, mais cette dynamique n’est due qu’à Rostand, et rien qu’à Rostand, et à l’affection constante qu’il porte à des personnages qui, dans leurs excès comme dans leurs failles, n’expriment qu’une version augmentée de nos propres maux. À plus d’un siècle d’écart, il est admirable de voir comment la flamboyance complexée de Cyrano et la sapiosexualité de Roxane parviennent directement, ou en creux, à faire écho au quotidien romantique et sociétale des années 2020, où le culte de l’apparence et de l’image a balayé l’intelligence et affaibli le pouvoir des mots. S’il est plus que plaisant d’entendre, ou de réentendre, ce classique, il est aussi triste de le voir ainsi sous-exploité, réduit à sa portion congrue, y compris dans les moments d’anthologie dont il regorge et qui font encore aujourd’hui partie du patrimoine commun.
D’autant que, à l’épreuve des planches, les comédiens-français ne réussissent pas réellement, et en toute logique, à s’emparer des personnages et à leur donner une teinte singulière. Alors que les moments collectifs paraissent assez brouillons, notamment dans la direction des déplacements, et laissent un arrière-goût d’artificialité, lié à leur incapacité à dépasser l’addition d’individualités, les partitions en comité plus resserré ne produisent pas davantage d’étincelles. Seule femme présente au plateau, Jennifer Decker s’en sort le mieux dans le rôle de Roxane, à qui elle apporte un mélange de fraîcheur et de profondeur – que, bien souvent, on lui refuse –, bien qu’elle tende à succomber au charme du pathos à partir de la mort de Christian. Face à elle, Laurent Laffite ne cesse de cabotiner et incarne un Cyrano monochrome, voire monocorde, à qui il ôte une bonne partie de son épaisseur. À leurs côtés, Yoann Gasiorowski se laisse affadir par le relief le plus lisse de Christian, quand Nicolas Lormeau se contente d’un comte de Guiche d’Épinal. Tous apparaissent alors à l’unisson d’un Cyrano sans panache qui, gageons-le, peinera, contrairement à certains de ses illustres prédécesseurs, à faire date.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Cyrano de Bergerac
d’Edmond Rostand
Mise en scène Emmanuel Daumas
Avec Laurent Stocker, Nicolas Lormeau, Jennifer Decker, Laurent Lafitte, Yoann Gasiorowski, Birane Ba, Nicolas Chupin, Adrien Simion, Jordan Rezgui et les comédiens de l’académie de la Comédie-Française Pierre-Victor Cabrol, Alexis Debieuvre, Elrik Lepercq
Dramaturgie Laurent Muhleisen
Scénographie Chloé Lamford
Costumes Alexia Crisp-Jones
Lumières Bruno Marsol
Musiques originales et son Joan Cambon
Réglage des combats Jérôme Westholm
Collaboration artistique Vincent Deslandres
Assistanat aux costumes Pauline JuilleAvec le généreux soutien d’Aline Foriel-Destezet, grande ambassadrice de la création artistique et le mécénat de Grant Thornton.
Durée : 2h55 (entracte compris)
Comédie-Française, Salle Richelieu
du 8 décembre 2023 au 29 avril 2024Diffusion au cinéma, partout en France, en direct de la Salle Richelieu le 25 janvier 2024, puis en rediffusion à partir du 14 février 2024
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