Avec Céline de Juliette Navis, le festival BRUIT du collectif La Vie Brève au Théâtre de l’Aquarium s’est ouvert dans la joie et dans la mort. Interprétée par Laure Mathis, la pièce met en scène un personnage inspiré par la figure de Céline Dion. Mais d’une Céline Dion qui ne chante pas, qui fait une pause et nous raconte une histoire de vieillesse et d’oubli aux allures de conte. Une délicieuse comédie macabre.
Si Céline de Juliette Navis est programmé pour l’ouverture de BRUIT, « festival de théâtre et de musique entremêlés », on se doute bien que le prénom éponyme renvoie davantage à la célèbre chanteuse québécoise qui le porte qu’à l’écrivain fameux dont des manuscrits inédits ont été retrouvés il y a peu. D’autant plus qu’avant cette pièce, l’actrice, réalisatrice et metteure en scène en a fait une autre dans la même veine, J.C., où Douglas Grauwels incarne sans équivoque possible un personnage inspiré de Jean-Claude Van Damme. Présenté au festival BRUIT le 21 janvier malgré son absence totale de dimension musicale, ce seul en scène est décrit par Juliette Navis comme « le premier volet d’un triptyque qui propose à des archétypes de personnages conquérants de marquer un temps d’arrêt : ils constatent face public l’engrenage effréné de vitesse et de croissance dans lequel ils se sont empêtrés en suivant la course du monde ». Interprétée par Laure Mathis, qui a rencontré sa metteure en scène dans des pièces de La Vie Brève, la star du spectacle est en effet arrêtée dans sa folle ruée vers… Vers quoi d’ailleurs ? La Céline en question ne sait plus, elle est perdue.
Méconnaissable avec sa longue perruque bonde, vêtue d’un clinquant tout dépareillé – justaucorps pailleté, bottines à plumes et blazer chic – qui évoque un peu toutes les périodes esthétiques successives de Céline Dion, Laure Mathis entre en scène avec la même précipitation que Douglas Grauwels dans J.C. Essoufflée, les gestes et la parole aussi confus que sa tenue, la comédienne semble avoir échappé à quelque catastrophe. Traînant avec une maladresse délicieuse une charrette dont la rusticité contraste avec sa sophistication foutraque, cette Céline n’est clairement pas venue nous chanter Pour que tu m’aimes encore ou Your heart will go on. J.C a pu nous préparer à la surprise. Si le protagoniste de Juliette Navis parle musculation et films d’action, s’il multiplie au plateau les cabrioles à visée bagarreuses, c’est dans une perspective inattendue de sa part : pour évoquer les méfaits de l’argent sur nos sociétés et sur l’environnement. Céline, elle, vient nous parler d’une autre chose dont les célébrités ne sont pas habituées à causer : la mort.
La Céline de Juliette Navis entretient avec son modèle chantant le même rapport que son J.C. avec son exemple belge souvent moqué pour sa manière approximative de manier les idées. La grande blonde qui s’adresse à nous sans détours, façon stand-up, n’est pas Céline Dion. Son accent québécois, son allure de starlette ne nous trompent pas. Si cette Céline-là rappelle l’autre, c’est certainement parce que les vedettes internationales ont cette capacité inouïe à occuper les inconscients et donc à générer des copies plus ou moins conformes. C’est l’un des phénomènes que mettent subtilement à jour les personnages de Juliette Navis. Qui est cette Céline qui n’est pas la chanteuse adulée autant que méprisée mais qui en exhibe certains atours ? La question est d’autant plus complexe que cette Céline aux allures de migrante – avec sa charrette – hors du temps vient nous parler d’une autre Céline. Une Céline née d’une famille très nombreuse, devenue chanteuse à succès…
L’héroïne éponyme de Céline ne vient nous conter les vertiges identitaires que trahissent sa tenue, ses gestes, son accent. En disant l’histoire d’une autre – qui n’est peut-être qu’une autre face d’elle-même, mais qu’importe –, c’est non pas d’abord de célébrité que nous entretient la créature dont il serait vain de vouloir démêler le naturel de l’artificiel, mais de vieillesse et de mort. Dans un flot verbal évoquant les paysages québécois – collaborateur à l’écriture, Philippe Couture explique dans le dossier du spectacle que « Céline évolue de la conquête du show-business jusqu’à un retour à une matrice de forêts et de rivières » -, la drôle de bimbo se jette dans le récit de la vie d’une femme qu’elle aurait rencontrée à la fin de sa vie. Cette personne, nous dit-elle dans une langue qui cavale et régulièrement s’empêtre, surtout lorsqu’elle emprunte des chemins langagiers non balisés, a commencé à chanter enfant dans une grotte. Elle a travaillé sa voix parmi les lapins et les oiseaux de la forêt, jusqu’à devenir une immense star de la chanson.
S’il en emprunte les codes, Céline déploie un récit très éloigné de ceux que produit en général le stand-up. Il y ajoute une part de mythologie, de poésie et même d’épique où un fond de drame se mêle à la comédie. Loin de s’adonner à une caricature de Céline Dion comme il eût été facile de le faire, Juliette Navis prend cette figure comme la base d’une réflexion très ludique sur les contradictions de l’époque. Sorte de chimère mêlant les langues et les cultures avec autant d’invention que d’absurde, sa Céline dit sa propre vanité et celle de ses semblables. Oubliée de tous une fois entrée dans le grand âge, la chanteuse dont elle parle la mène doucement vers la critique d’une société d’image, de consommation dont elle semble pourtant être. Elle défend pour cela le pouvoir de la fiction, comme le fait aussi le J.C de Douglas Grauwels. Cette Céline ne serait-elle pas un peu la fille de celle Jacques Rivette dans Céline et Julie vont en bateau ? Elle en la malice, la folie douce et la capacité à s’engouffrer dans des histoires incroyables.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Céline
Mise en scène : Juliette Navis
Jeu : Laure Mathis
Dramaturge : Nils Haarmann
Écriture de plateau : Juliette Navis et Laure Mathis
Aide à l’écriture : Philippe Couture et Douglas Grauwels
Créateur sonore : Antoine Richard
Créateur lumière : Fabrice Ollivier
Scénographe : Arnaud Troalic
Chorégraphe : Romain Guion
Création costume : Pauline Kieffer
Création maquillage / coiffure : Maurine Baldassari
Administration / production : Kelly AngevineProduction : Regen Mensen
Coproduction : Théâtre de Lorient, CDN, Théâtre des Quartiers d’Ivry Centre dramatique national du Val-de-Marne, Théâtre SORANO – Toulouse, Théâtre de Vanves, scène conventionnée d’intérêt national « Art et création » pour la Danse et les écritures contemporaines à travers les arts
Avec le soutien en résidence de création de la vie brève – Théâtre de l’Aquarium, du CENTQUATRE-PARIS, de L’Étoile du Nord Théâtre – scène conventionnée d’intérêt national « Art et création » pour la Danse et les écritures contemporaines à travers les arts du J.T. N. et de la compagnie Akté
Coréalisation : la vie brève – Théâtre de l’AquariumDurée : 1h20
du 18 au 20 janvier 2024
Le CentQuatre
dans le cadre du Festival Les Singulier·es
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