Au Théâtre de la Porte Saint-Martin, l’auteur et metteur en scène redonne vie, plus de dix ans après sa création au Théâtre de l’Odéon, à sa sublime et bouleversante suite de fragments du discours amoureux.
On ne saura jamais assez gré à Jean Robert-Charrier de miser sur le travail de Joël Pommerat. Depuis 2017 et la reprise de Cendrillon, le directeur du Théâtre de la Porte Saint-Martin ose dépasser les éternels clivages entre public et privé et accueillir, à intervalles réguliers, le dramaturge et metteur en scène pour lui donner l’occasion, et les moyens, de continuer à faire vivre le répertoire de sa compagnie Louis Brouillard, né dans le subventionné. De Ça ira (1) Fin de Louis à Contes et Légendes, il en a proposé au cours des dernières saisons quelques-unes des plus belles pépites à un public toujours plus large grâce à des durées d’exploitation remarquablement longues. En ce printemps-été 2024, c’est au tour de La Réunification des deux Corées, créé en 2013 au Théâtre de l’Odéon, de reprendre forme pour donner la chance à celles et ceux qui l’auraient manqué de le découvrir et la possibilité à celles et ceux qui l’auraient déjà vu de vivre une expérience rare au théâtre, celle de la réminiscence, de la réactivation de la mémoire, des sentiments comme des situations, des émotions comme des mots et des maux. Si elle ne peut pas accéder à l’incomparable intensité des premières fois, cette nouvelle rencontre se pare alors, dans une dynamique quasi proustienne, de la troublante saveur induite par la régénération des amours anciens.
Et ce mouvement intérieur tombe à point nommé tant il n’est question que d’amour, sous toutes ses formes, dans La Réunification des deux Corées. Suite de fragments du discours amoureux, à la manière de Roland Barthes, cette mosaïque théâtrale se compose d’une vingtaine de scènes, d’une durée suffisamment variable pour offrir à l’ensemble un rythme naturel. À l’intérieur de chacune d’elles, se joue, avec une simplicité souvent déconcertante et grâce à une logique in medias res, comme pour approcher au mieux l’incandescence des sentiments, une série de rapports humains aussi pluriels que tourmentés. On y observe, pêle-mêle, une femme qui souhaite divorcer car elle n’a jamais aimé son mari, une autre qui veut récupérer cette part d’elle-même que son amant lui a prise avant de rompre avec lui, un voisin et une voisine qui se consolent ensemble pendant que leurs conjoints respectifs les trompent sur le pallier, une future épouse qui apprend le jour de son mariage que son fiancé a embrassé toutes ses soeurs, une femme dont l’amour dépasse les horreurs commises par son mari, un instituteur qui porte un peu trop d’affection à ses jeunes élèves ou encore une amitié à ce point intense qu’elle se transforme en combat. À chaque fois, dans chacune de ces situations, Joël Pommerat scrute et décortique ces petits riens qui, en un instant, peuvent tout faire dérailler, à commencer par le récit romantico-féérique de l’amour sans entraves.
Car, et c’est là sans doute l’une des clefs de son titre énigmatique, il n’est affaire dans cette pièce que de frontières à tracer ou à effacer, de barrières à ériger ou à abattre, de bornes à fixer ou à déplacer face à un sentiment amoureux qui devient parfois si déflagrateur qu’il se montre capable de tout emporter sur son passage, à commencer par la raison des êtres qui y sont soumis. Dans cet ersatz de no man’s land où toutes les directions semblent possibles, de zone grise où personne n’est ni condamnable, ni condamné, la plume de Joël Pommerat s’avère suffisamment habile pour alterner les moments subtilement cocasses et les instants proprement bouleversants, sans jamais tomber dans un quelconque pathos. Surtout, elle apparaît vibrante, et sublime, lorsqu’elle prend le spectateur par surprise, lorsqu’elle confère de l’ampleur et de la profondeur à une scène d’apparence anodine en un claquement de doigt, en un minuscule virage dramaturgique, en quelques mots qui, une fois prononcés, font tout basculer. À l’image de cette prostituée qui refuse, par honneur, que son client ne la paie pas ou de cette femme qui délaisse son compagnon actuel pour suivre le fantôme de celui qu’elle a aimé.
Pour cette reprise à la Porte Saint-Martin, Joël Pommerat faisait néanmoins face à un défi de taille : conçue, à l’origine, en bi-frontal – un dispositif qui, loin d’être une coquetterie, structurait l’ensemble du spectacle –, la scénographie d’Eric Soyer ne pouvait pas être réemployée telle quelle dans ce théâtre à l’italienne. Unis par la complicité qu’on leur connaît, les deux hommes se sont alors employés à imaginer une nouvelle mise en espace pour aboutir à une configuration frontale qui, si elle se révèle plus classique et moins immersive que la première, n’en reste pas moins esthétiquement magnifique et subjuguante de fluidité. Tandis que l’étroit couloir originel est partiellement reproduit à l’avant-scène, sans totalement oublier la profondeur du plateau, les comédiennes et les comédiens n’hésitent pas à fendre l’orchestre, où la création lumières déborde fréquemment, comme pour signaler que les histoires qui se donnent sont à ce point universelles qu’elles concernent, et englobent, de fait celles et ceux qui les regardent. Déjà présentes et présents à la création, les actrices et les acteurs sont, une nouvelle fois, et sans surprise, remarquables dans leur façon d’enchaîner les rôles à la manière d’étonnants caméléons, à l’image de ces noirs intenses qui entrecoupent les scènes et permettent une métamorphose du plateau. Plus de dix ans après, force est de constater que la magie Pommerat opère toujours, et l’on espère alors secrètement que Jean Robert-Charrier ne s’arrête pas en si bon chemin tant, de Au monde aux Marchands en passant par Ma chambre froide, il reste encore dans son répertoire certains joyaux à faire (re)découvrir.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
La Réunification des deux Corées
Une création théâtrale de Joël Pommerat
Avec Saadia Bentaïeb, Agnès Berthon, Yannick Choirat, Philippe Frécon, Ruth Olaizola, Marie Piemontese, Anne Rotger, David Sighicelli, Maxime Tshibangu
Scénographie et lumière Eric Soyer
Vidéo Renaud Rubiano
Costumes Isabelle Deffin
Perruques Julie Poulain (2024) – Estelle Tolstoukine (2012)
Son Philippe Perrin (2024) – François Leymarie, Grégoire Leymarie (2012)
Musique originale Antonin Leymarie
Assistants à la mise en scène Garance Rivoal, Lucia Trotta, Pierre-Yves Le BorgneCréation le 17 janvier 2013 à l’Odéon-Théâtre de l’Europe aux Ateliers Berthier
Production Odéon-Théâtre de l’Europe, Compagnie Louis Brouillard
Coproduction Théâtre National – Bruxelles, Folkteatern – Göteborg, Teatro Stabile di Napoli – Naples, Théâtre français du Centre national des Arts du Canada – Ottawa, Centre National de Création et de Diffusion Culturelles de Châteauvallon, La Filature Scène Nationale Mulhouse, les Théâtres de la Ville de Luxembourg, le Parapluie (Centre des arts de Rue – Aurillac) en collaboration avec Teatrul National Radu Stanca – Sibiu.
Avec le soutien du Programme Culture de l’Union européenne, dans le cadre du projet Villes en scène/Cities on stage. Ce projet a été financé avec le soutien de la Commission Européenne.Reprise 2024
Production Compagnie Louis Brouillard
Coproduction Théâtre de la Porte Saint-Martin, La Coursive – Scène nationale de La Rochelle, Les Célestins – Théâtre de Lyon, L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège, L’Azimut – Pôle national cirque d’Antony et de Châtenay-Malabry, Les Théâtres de Compiègne, le Théâtre de Suresnes Jean Vilar, La Comète – Scène nationale de Châlons-en-ChampagneLa Compagnie Louis Brouillard reçoit le soutien du ministère de la Culture – DRAC Île-de-France et de la Région Île-de-France. Joël Pommerat et la Compagnie Louis Brouillard sont associés à Nanterre-Amandiers, à la Coursive – Scène nationale de La Rochelle et au TNP – Théâtre National Populaire de Villeurbanne. Les textes de Joël Pommerat sont édités chez Actes Sud-Papiers.
Durée : 1h50
Théâtre de la Porte Saint-Martin, Paris
du 24 avril au 14 juillet 2024
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