BAÙBO – De l’art de n’être pas mort s’abreuve à la source de nos mythes communs pour mieux dépecer l’amour, ses enchantements et ses douleurs et l’épingler en entomologiste fantaisiste sur le mur de nos humeurs. Jeanne Candel une fois de plus transforme le plateau en organisme musical et transcende son sujet.
Ode à la vie qui renaît envers et contre tout, hommage au désir qui pulse et fait tourner le monde, même à l’envers, cri de douleur muette et éclat de rire tonitruant, la dernière création de Jeanne Candel, à la tête du Théâtre de l’Aquarium, est une traversée musicale et théâtrale de nos extrémités sentimentales, des états limites dans lesquels nous jette la passion sous toutes ses formes. Un remue-ménage flamboyant lesté de références iconographiques et de littérature, qui vient brasser nos héritages communs et les récits qui s’y rapportent, du bain judéo-chrétien aux mythologies grecques et romaines en passant par le bassin du Moyen-Orient.
BAÙBO puise son titre à la source de la tradition orphique dans la figure féminine légendaire de Baùbo qui dévoila d’un geste aussi compromettant que salvateur, son sexe à la déesse Déméter, noyée de chagrin depuis l’enlèvement de sa fille Perséphone, et ce faisant, la fit rire et revenir parmi les vivants. De l’art de retrouver goût à la vie via cet imprévisible lever de rideau. Mais de son origine grecque « baubàô », ce mot signifierait également « dormir, s’endormir » et c’est bien au royaume des songes que nous convie la prêtresse Jeanne, dans un spectacle qui tire sa dramaturgie des assauts de l’inconscient pendant nos trêves nocturnes. De ces images abracadabrantes qui naissent à l’arrête de nos rêves, elle tire sa liberté et sa puissance créatrice, des visions qui font fi de tout réalisme, des tableaux renversants qui impriment la rétine pour longtemps. A dominante noire et blanche, l’esthétique du spectacle rejoint sa tonalité double et antithétique, majeure et mineure, oscillant entre accents comiques jubilatoires et tragédie du désespoir. Logique et rationalité ne sont pas invitées à ce banquet de mirages aussi incongrus que sublimes.
Sur ce plateau évolutif qui rétrécit ou élargit son espace de jeu à l’envie, la scénographie (très belle réalisation de Lisa Navarro), protéiforme et conçue de façon à limiter ses impacts environnementaux, semble aussi vivante et habitée que les interprètes qui la peuplent. De l’immense rideau noir de soie, gonflé comme la voile d’un navire de mauvais augure à ce mur blanc troué d’alcôves qui découvrira ses fresques cachées par un procédé pour le moins surprenant, en passant par le désordre de cette chambre où git notre héroïne dévastée, le décor prend part à ce déchirement des apparences, ce dévoilement de la chair et du chagrin, cette mise à nu de nos abîmes. Les tourments de l’amour, de l’extase qu’il procure à la démolition qu’il opère, s’incarnent dans ce maillage de scènes en grands écarts qui nous écartèlent sans nous ménager entre Eros et Thanatos, entre rire rédempteur et larmes cathartiques. Jeanne Candel au plateau mène le chœur de pleureuses en mantille noire avec l’aplomb qu’on lui connaît et nous régale d’une parenthèse performative mémorable, pelle et poêle en main, sac au dos et cotte de mailles sur la tête. Déversant des brassées de terre au sol, c’est l’amour chevaleresque qu’elle enterre en même temps qu’elle le régénère tandis que dans une succession de tableaux saisissants, les musiciens sont agrafés au mur, comme crucifiés sur l’autel du théâtre derrière un pan de papier blanc. Mais la musique n’a pas dit son dernier mot, elle jaillit de sa retraite forcée, déchire les parois immaculées pour mieux nous enlacer de sa beauté archaïque et éternelle.
Avec son complice Pierre-Antoine Badaroux à la direction musicale, Jeanne Candel a jeté son dévolu sur des partitions du compositeur Heinrich Schütz, l’un des premiers maîtres du Baroque allemand, auteur d’une musique dépouillée, austère et lumineuse à la fois. Interprétés en direct dans des formations pour le moins étonnantes puisqu’un saxophone s’immisce dans un réseau de cordes (guitares, violoncelle, violon), les morceaux s’incarnent dans le corps des interprètes qui prennent part à l’action scénique, poursuivant une démarche artistique axée sur le tissage au plateau des matériaux musicaux et théâtraux. Et la voix de Pauline Leroy, mezzo-soprano charnelle et veloutée, nimbe ces expérimentations plastiques et sensorielles de son aura sensuelle. S’il est très présent dans le prologue éblouissant porté avec malice et gravité par Pauline Huruguen et Thibault Perriard dans un tandem réjouissant au plus près du public puis sur un autre mode dans le solo humoristique de Jeanne Candel, frontal et revigorant, le texte, volubile et mélodieux, se délite par ailleurs pour laisser place aux irruptions visuelles qui frictionnent sans peur le trivial et le sacré dans un cocktail de farce et de rituel immémorial. Spinoza, Courbet, Sainte-Agathe, sont convoqués à la table du trouble, les robes s’agrafent comme des papillons qu’on épingle mais les prisonnières trouvent la parade pour s’échapper de leurs filets, la poitrine généreuse d’Hortense Monsaingeon se goûte goulument comme une pâtisserie alléchante dans une scène hilarante, la mort se repousse autant que possible dans des tentatives d’esquive redoutables, les interprètes nous appellent et nous interpellent pour le salut de leur peau placardée, le mur des lamentations cède sa place au mur des jubilations et la vie reprend ses droits, irrésistiblement. Héroïque et fière. Rien de tel qu’un spectacle pareil qui célèbre la vie dans le deuil pour se laver de ses amours défuntes et faire le plein de joie concrète et de vitalité ardente.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
BAÙBO – De l’art de n’être pas mort
À partir de fragments des œuvres de Buxtehude, Musil, Schütz et d’autres matériaux
Mise en scène : Jeanne Candel
Direction musicale : Pierre-Antoine Badaroux
Scénographie : Lisa Navarro
Costumes : Pauline Kieffer
Assistant costumes : Constant Chiassai-Polin
Création lumière : Fabrice Ollivier
Collaboration artistique : Marion Bois et Jan Peters
Régie générale et plateau : Sarah Jacquemot-Fiumani
Régie plateau : Justin Gaudry et Camille Jaffrennou
Régie lumière : Vincent Perhirin
Habillage : Constant Chiassai-Polin et Clara Hubert
De et avec : Pierre-Antoine Badaroux, Félicie Bazelaire, Prune Bécheau, Jeanne Candel, Richard Comte, Pauline Huruguen, Pauline Leroy, Hortense Monsaingeon et Thibault Perriard
Production : la vie brève – Théâtre de l’Aquarium
Coproduction : Théâtre National Populaire, Villeurbanne ; Tandem, scène nationale Arras-Douai ; Théâtre Dijon Bourgogne, CDN ; Comédie de Colmar – CDN Grand Est Alsace ; Festival dei Due Mondi, Spoleto (Italie) ; NEST Théâtre – CDN de Thionville-Grand Est ; Théâtre Garonne, scène européenne – ToulouseConstruction du décor par les ateliers de la MC93 – Bobigny en collaboration avec la vie brève – Théâtre de l’Aquarium, réalisation des costumes aux ateliers du Théâtre National de Strasbourg, avec des costumes prêtés par le Festival dei Due Mondi, Spoleto (Italie)
Avec l’aide à la création du ministère de la Culture
Avec le soutien de la SPEDIDAM, de la Ville de Paris, du Théâtre National de Strasbourg et de l’ONDA – Office national de diffusion artistique pour la création de l’audiodescription du spectacle
Avec la participation artistique du Jeune théâtre nationalRemerciements : Théâtre du Soleil, Jean-Jacques Lemêtre et Marie-Jasmine Cocito, Adrien Béal, Jean-Brice Candel et Léo-Antonin Lutinier
Coréalisation : Théâtre de la Ville – Paris et la vie brève – Théâtre de l’Aquarium
Durée : 1h40
Du jeudi 30 novembre au samedi 9 décembre 2023
puis du vendredi 2 au samedi 10 février 2024
Au Théâtre de l’Aquarium
Dans le cadre de BRUIT – Festival Théâtre et Musique
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