Après son excellent cabaret marionnettique HEN, Johanny Bert poursuit son exploration du genre et de l’amour avec La (nouvelle) ronde, créé au Théâtre de la Croix-Rousse dont il est artiste associé. Dans une réécriture très libre et joyeuse par Yann Verburgh de la célèbre pièce d’Arthur Schnitzler écrite en 1897, hommes et pantins dressent un vivant et délicat inventaire, non exhaustif, des manières contemporaines d’aimer.
Voilà un spectacle sur le genre qui ne se prend pas au sérieux. Tout en étant très sérieux, en exprimant une pleine conscience de ses enjeux, La (nouvelle) ronde de Johanny Bert est à des lieux du ton soit professoral soit militant qu’adoptent beaucoup des nombreuses créations consacrées aux questions de genre qui voient le jour ces derniers temps sur nos scènes. La marionnette est pour beaucoup dans cette distance. Comme dans HEN (2019), la précédente création de l’artiste et directeur de la compagnie Théâtre de Romette, elle offre la possibilité d’un langage qui ne passe pas que par les mots. Adaptation de La Ronde d’Arthur Schnitzler, La (nouvelle) ronde a beau être plus causante que HEN, « cabaret insolent » à la partition musicale très fournie et hétéroclite, elle existe d’abord par son singulier dialogue entre homme et objet autour d’un sujet qui ne concerne à priori que le premier : la sexualité. Mais qui se révèle bien vite pouvoir se nourrir d’une fréquentation de l’inanimé.
Comme HEN, dont le protagoniste central ne cessait de passer d’un genre à l’autre, de se transformer, La (nouvelle) ronde revisite une sorte de tradition ancienne dans l’art de la marionnette, qui consiste à interroger le sexe des pantins. Là, c’est le pantin qui questionne la sexualité de l’homme, et plus largement son identité. Le choix de La Ronde d’Arthur Schnitzler comme point de départ de cette exploration est particulièrement fin. Objet de nombreuses polémiques en son temps, soi-disant pour des questions d’outrage à la morale – il s’est ensuite avéré que la raison première des plaintes déposées alors contre la pièce sont les origines juives de l’auteur –, le texte écrit en 1897 n’a guère besoin d’être beaucoup modifié dans sa structure pour être porté par des marionnettes telles que les aime Johanny Bert : tout sauf réalistes, faites de matériaux simples qui, ensemble, forment un tout complexe, aussi naïf que troublant.
Succession de dix dialogues de couples avant et après l’amour, seulement suggéré dans le texte par des lignes de points de suspension, La Ronde offre à qui s’en saisit un espace de jeu et d’invention considérable. Johanny Bert démultiplie ces possibles grâce à une commande d’écriture à Yann Verburgh, chargé de moderniser la pièce d’origine qui, bien que faisant intervenir dix personnages – cinq hommes et cinq femmes –, est dominée par le prototype du séducteur schnitzlérien. Soit un rentier sans contraintes familiales, corrompu, cynique. D’emblée, La (nouvelle) ronde pose la distance qui la sépare de son modèle. À la place de la musicienne Fanny Lasfargues qui ouvre le spectacle dans l’obscurité avec les grattements de sa guitare, ce sont non pas une prostituée et un soldat qui font démarrer la Ronde, mais une certaine Maya qui n’en peut plus de sa virginité.
Incarnée par une marionnette haute comme un petit enfant que deux des six marionnettistes de la pièce font très précisément bouger, la jeune héroïne sort dans la rue chercher une solution masculine à son problème. Non sans avoir auparavant tenté de le résoudre avec une brosse à cheveu – comme quoi les objets peuvent avoir leur utilité, en matière de sexe. Le garçon glané par Maya n’a rien à voir avec le soldat, le jeune homme, le mari, l’écrivain ou encore le comte de la pièce de Schnitzler, qui malgré leur différence de rang social arborent tous une masculinité sûre d’elle-même, dominatrice. Là, nous avons une fleur bleue. Un type tendre, beaucoup plus que sa partenaire qui, une fois son but atteint fait tout pour éviter la conversation. Et pour repartir plus vite vers de nouvelles aventures : dans le tableau suivant, on la retrouve dans les toilettes d’une boîte de nuit, en compagnie d’un amant bisexuel plus romantique encore son premier « coup ». On la quitte ensuite pour la retrouver plus tard avec une femme, dans un rôle de dominatrice.
La (nouvelle) ronde est davantage qu’une suite de tableaux amoureux : pour chacun de ses protagonistes, cette pièce est un lieu de métamorphoses, d’expériences diverses. De Schnitzler à Johanny Bert et Yann Verburgh, les identités sexuelles se sont déstabilisées. Elle se sont ouvertes, déployées. Échappant souvent aux contraintes sociales et aux schémas dominants, elles offrent aux marionnettistes et à leurs créatures un espace de jeu formidable, aussi bien sur le plan de l’esthétique que de la pensée. On se délecte des trouvailles formelles de cette (Nouvelle) ronde, avec notamment un travail sur les changements de décors qui peut rappeler celui d’Ariane Mnouchine sur Les Éphémères. Tout glisse avec une élégante fluidité dans cette pièce, la scénographie comme l’identité sexuelle et l’amour. Celui-ci se fait tantôt à deux tantôt à plusieurs, tantôt entre personnes d’un même sexe tantôt entre individus de genres différents ou non-binaire… Cette grande variété n’empêche pas chaque protagoniste d’exister fortement.
En plus de donner l’illusion d’une vie propre pour chacune, les artistes n’hésitent pas à jouer de la particularité de leur relation avec leurs créatures. Ils permettent par exemple à l’un de se servir de son très long sexe comme d’un hélicoptère ou d’un lasso. Ils offrent à un couple la possibilité de s’envoyer en l’air au sens propre, ou encore à un autre d’entrer dans le cul d’un androïde – en fait un humain – rencontré avec sa femme dans les entrailles du Styx, boîte échangiste. Ces exploits factices à souhait, les échanges bruts ou métaphysiques des amants, la beauté pastique de l’ensemble… Tout réjouit dans cette (Nouvelle) ronde, qui est une grande danse d’amour et de liberté.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
La (nouvelle) ronde
d’après La Ronde de Arthur Schnitzler
Conception et mise en scène : Johanny Bert
Ecriture : Yann VerburghActeurs marionnettistes :
Yasmine Berthouin, Yohann-Hicham Boutahar*, Rose Chaussavoine, Elise Martin*, George Cizeron*, Enzo Dorr
*projet jeune fabrique avec le Théâtre de la Croix Rousse/Lyon
Création musicale et interprétation en scène : Fanny Lasfargues
Collaboration à la mise en scène : Philippe Rodriguez Jorda
Dramaturgie : Olivia Burton
Scénographie : Amandine Livet – Aurélie Thomas
Création costumes : Pétronille Salomé assistée de Manon Gesbert, Adèle Giard et des stagiaires Manon Damez, Pauline Fleuret, Valentine Lê du TNS, Alice Louveau
Construction marionnettes :
Equipe de construction sous la direction de Laurent Huet assistés de Camille d’Alençon, Romain Duverne, Judith Dubois, Pierre Paul Jayne, Alexandra Leseur, Ivan Terpigorev, Benedicte Fey, Doriane Ayxandri, Franck Rarog et des stagiaires Louise Bouley, Solène Hervé et Valentine Lê du TNS
Création lumières : Gilles Richard
Régie générale et plateau : Camille Davy
Régie son : Tom Beauseigneur
Production : Théâtre de RometteCoproductions : Le Théâtre de la Croix Rousse, Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes de Charleville-Mézières, Le Bateau Feu – scène nationale de Dunkerque, Théâtre de la ville – Paris, Malakoff scène nationale, Le ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie, Le Sablier Pôle des Arts de la Marionnette en Normandie, Le Sémaphore de Cébazat, Le Trident – Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin (en cours)
Avec le soutien de l’Espace Périphérique (Mairie de Paris – Parc de la Villette), du dispositif d’insertion professionnelle de l’ENSATT, de l’Institut International de la Marionnette dans le cadre de son dispositif d’aide à l’insertion professionnelle des diplômé.e.s de l’ESNAM
création du 12 au 15 octobre 2022 au Théâtre de La Croix-Rousse à Lyon
2023
Festival Mondial des Théâtres de Marionnettes – Charleville-Mézières
16 et 17.SeptembreMaison des Métallos – Paris
7 et 8 / 15 et 16 Décembre2024
CDN de Normandie-Rouen
6, 7 FévrierLe Sablier, CNMa – Ifs
14 FévrierThéâtre de Cornouaille – Quimper
13,14,15 MarsLa Coursive, Scène nationale de La Rochelle
26, 27, 28 Mars
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