En citant nombre de matériaux littéraires et artistiques riches de sens, le metteur en scène David Geselson redonne vie, avec finesse et cohésion, au contexte insurrectionnel du XIXe siècle dans lequel s’ancre l’opéra de Puccini.
Poète, peintre, philosophe ou musicien, les protagonistes de La Bohème de Puccini, et d’Henri Murger, dont les Scènes de la vie de bohème ont inspiré le compositeur, sont artistes, jeunes et désargentés, épris d’amour et de liberté. Ils vivent dans un dénuement total qui, certes, les contraint, mais qu’ils ont choisi, car leur conception de la vie ne peut qu’être dépourvue de considération matérialiste. La simplicité éloquente dans laquelle s’inscrit la mise en scène de David Geselson, irradiée par de beaux jeux de projections vidéos et de lumières en clair-obscur, apparaît alors d’une manière inspirante et féconde.
Pour son premier passage au lyrique, l’artiste n’adapte pas, ne réinvente pas La Bohème, comme l’ont fait avant lui de nombreux metteurs en scène plaçant les déboires de Mimi et Rodolphe, qui dans un sordide lieu précaire suintant la marginalité, qui sur la Lune en plein espace interstellaire… Au lieu d’en transposer le livret, David Geselson a cherché à faire revivre La Bohème, à éclairer ce qui faisait sa contemporanéité dans son temps. De facture classique, son travail s’ancre dans la réalité d’une époque, mais sans se soucier du réalisme misérabiliste qui colle à l’œuvre. C’est par le prisme de l’art et de la rêverie qu’il aborde l’opéra de Puccini, représenté à la fois dans sa concrétude et de façon plus fantasmée.
On retrouve pour décor la modeste mansarde du Quartier latin où vit et lutte l’inséparable quatuor masculin, travaillant en dilettante et luttant contre la faim. Rodolphe y rencontre la frêle et néanmoins séduisante Mimi. Au-delà de cette histoire d’amour, David Geselson s’intéresse à la grande Histoire et se fait l’écho des troubles politiques de l’époque de l’oeuvre. Un élan post-révolutionnaire s’active à l’acte II sous l’égide de La Liberté guidant le peuple de Delacroix et son Gavroche malicieux et frondeur qui lève son bras vers le ciel et brandit ses pistolets. Lorsque retentissent les rutilants tambours du régiment, des tracts circulent sur le plateau, puis tombent en pagaille du haut du poulailler dans la salle allumée – un clin d’oeil bienvenu à l’ouverture du film Senso de Visconti.
La mise en scène travaille dans le détail et avec maîtrise son rapport à l’espace et au temps. Le va-et-vient de références culturelles fonctionne : Scènes des massacres de Scio, à nouveau de Delacroix, célèbre avec pathétisme la bravoure d’un peuple entier anéanti ; l’insaisissable sfumato des toiles de Turner emplit la scène d’une brume brouillardeuse ; le Tres de mayo de Francisco de Goya et sa bardée de soldats exécutant un combattant illustre la violence et l’oppression qui font rage. Et quoi de plus émouvant que les vers de La Mort des Amants de Baudelaire, dont chacune des quatre strophes qui composent le sonnet accompagne acte par acte Mimi jusqu’à sa douloureuse disparition ?
Si, d’un point de vue esthétique, la proposition est inspirante, la direction d’acteurs n’est pas des plus fouillées. Elle donne néanmoins une fluidité rare à l’acte II, qui pourrait facilement tourner à la cacophonie. L’intimisme du premier tableau, où les interprètes chantent sous un toit de vitres givrées par le froid de l’hiver, toit qui s’élève et lévite lors du duo d’amour, contraste avec le grand mouvement du second, où étudiants, ouvriers, boutiquières, enfants des rues, marchands ambulants, soldats et fanfares viennent de la salle et s’amassent en joyeux tourbillon devant la façade du café Momus au lustre éclatant. Passé l’entracte, c’est dans la nuit noire et neigeuse que Mimi reparait, épuisée, avant d’expirer dans une maudite chambre où veillent sur elle ses amis alarmés secondés par tout un cortège funèbre.
En totale correspondance avec le travail scénique, la cheffe Marta Gardolińska dirige l’Orchestre et les Choeurs de l’Opéra national de Nancy-Lorraine avec un exact souci du détail et de la nuance. Au moyen de tempi souvent lents et ciselés, sa baguette possède le pouvoir magique et quasi hypnotique de modérer les grands effluves sonores qui sont la marque de fabrique du répertoire vériste, et d’alléger le discours musical sans en affadir sa passion échevelée, mais en lui évitant de crouler sous le moindre effet pompier. D’ailleurs, l’attaque brusque sur laquelle s’ouvre l’opéra se voit différée au profit de l’ajout du Crisantemi de Puccini, dont la tonalité moins nerveuse est d’une douce mélancolie.
Soutenues par la délicatesse et la souplesse des lignes et de textures orchestrales qui se colorent magnifiquement de teintes crépusculaires, les voix rayonnent. En affichant une belle homogénéité, la distribution séduit par le naturel d’un chant quasiment jamais forcé. Le Rodolphe du ténor américain Angel Romero a la voix belle, l’aigu suave et franc, même s’il manque un peu de volume dans la projection. La soprano française Lucie Peyramaure campe une Mimi idéalement poignante. Lilian Farahani n’est pas une Musetta seulement frivole et acidulée, mais s’impose avec un caractère insolent et affranchi. Marcello profite du timbre affirmé de Yoann Dubruque comme le Schaunard particulièrement élancé de Louis de Lavignère, tandis que Blaise Malaba fait un Colline au chant un brin épais.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
La Bohème
Livret Giuseppe Giacosa, Luigi Illica
Musique Giacomo Puccini
Prologue Crisantemi de Giacomo Puccini (arr. Duncan Fyfe Gillies)
Direction musicale Marta Gardolińska
Mise en scène David Geselson
Avec Lucie Peyramaure, Angel Romero, Lilian Farahani, Yoann Dubruque, Blaise Malaba, Louis de Lavignère, Yong Kim, Jonas Yajure, Takeharu Tanaka, Henry Boyles, Marco Gemini, Stéphane Wattez
Orchestre de l’Opéra national de Nancy-Lorraine
Chœurs de l’Opéra national de Nancy-Lorraine et de l’Opéra de Dijon
Chœur d’enfants du Conservatoire régional du Grand Nancy
Assistanat à la direction musicale Renaud Madore
Chef de chœur Anass Ismat
Scénographie Lisa Navarro
Costumes Benjamin Moreau
Lumières Jérémie Papin
Vidéo Jérémie Scheidler
Assistanat à la mise en scène Sophie BricaireProduction Opéra national de Nancy-Lorraine
Coproduction Théâtre de Caen, Théâtres de la Ville de Luxembourg, Opéra de Dijon, Opéra de ReimsDurée : 2h30 (entracte compris)
Opéra national de Nancy-Lorraine
du 14 au 23 décembre 2025Théâtre de Caen
du 8 au 12 février 2026Grand Théâtre de la Ville de Luxembourg
du 25 février au 1er marsOpéra de Dijon
du 11 au 17 marsOpéra de Reims, en partenariat avec la Comédie – CDN de Reims
du 27 au 29 mars



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