Grâce à l’adaptation ingénieuse et intelligente de Justine Heynemann et Rachel Arditi, la BD de Pénélope Bagieu passe la rampe de la scène avec panache. Culottées en mode cabaret déploie une distribution haut de gamme, des séquences totalement réjouissantes et une dynamique de récit bien troussée. Et trouve un écrin parfait au Studio-Théâtre de la Comédie-Française.
Elles viennent de tous les continents, toutes les époques, depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui, elles ont chacune à leur façon repoussé les frontières dans lesquelles leur sexe – féminin – les assignait. Elles ont été astronaute, opposantes au pouvoir, impératrice, journaliste d’investigation, gardienne de phare, rock stars, collectionneuse d’art, femme à barbe, chef de gang, athlète de haut niveau… Elles se nomment Joséphine Baker, Hedy Lamarr, Peggy Guggenheim, Phulan Devi, Clémentine Delait, Agnodice, Temple Grandin, Sonita Alizadeh, Betty Davis… Leur point commun ? Elles font partie de l’éventail de « femmes qui ne font que ce qu’elles veulent » répertorié par Pénélope Bagieu dans sa bande-dessinée best-seller, Culottées, sortie en deux tomes sous forme de courts portraits retraçant le parcours de chacune. Sacrée gageure à adapter ! Justine Heynemann, dont les choix de mises en scène témoignent d’une sensibilité acquise à la cause féminine, d’un goût pour les héroïnes pleines d’audace et de panache, s’associe à Rachel Arditi, complice de longue date, pour en imaginer une version scénique dynamique, personnelle mais néanmoins fidèle. Le résultat est admirable.
En modifiant l’ordre des récits tels qu’agencés dans la BD, en créant des personnages récurrents dont le destin s’écrit sur la longueur de la représentation dans le pointillé de leurs apparitions, en ouvrant le bal des personnalités dans une tonalité privilégiant le comique pour glisser progressivement vers des existences plus noires et tragiques, Justine Heynemann et Rachel Arditi parviennent à créer un tempo narratif tout en rebonds, transitions douces ou volte-face, jouant des ruptures de ton, des croisements de personnages et des adresses au public, pour transporter dans le foisonnement offert par l’album. Un éventail de visages au féminin, une panoplie de destins d’hier et d’aujourd’hui, une myriade de modèles, de femmes exemplaires et téméraires. Ce qui marque à la vue du spectacle, c’est l’élan qui le sous-tend et la circulation entre la scène et la salle jusqu’à un bouquet final chanté ouvertement inclusif qui nous incite à prendre la mesure, nous aussi, de notre liberté. Afin qu’opère la transmission, au-delà de la représentation et que celle-ci porte ses fruits jusque dans nos vies.
Là où l’enchaînement systématique des portraits aurait pu donner un aspect haché et répétitif à la dramaturgie, le tressage adopté et le genre du cabaret font pétiller l’ensemble d’un éclat tout aussi joyeux qu’émouvant. Dans une scénographie de music-hall, sur une scène en arc de cercle, entourée de modules boisés et ponctuée d’ampoules, les comédiennes interprètent une multitude de personnages, changeant de costumes à tour de bras sans que jamais le rythme de l’ensemble n’en pâtisse. Jolie fluidité dans ces passages de relai, et les rôles, plus rocambolesques les uns que les autres, donnent lieu à d’inénarrables performances d’actrice. Exubérante, Sephora Pondi est tout particulièrement hilarante, et chacune de ses apparitions est un monde en soi. Elle confirme une fois de plus son talent inouï. Françoise Gillard, dans un jeu d’une sensibilité exquise, donne une profondeur bouleversante à sa partition. Coraly Zahonero ne démérite pas et engage son corps tout entier dans l’aventure, qu’elle soit sirène de compétition ou marathonienne. Quant aux jeunes Elissa Alloula et Claïna Clavaron, elles portent haut le flambeau de la relève et expriment pleinement leur potentiel phénoménal. La diversité générationnelle, physique, vocale de ces comédiennes offre un panel d’une richesse magnifique et un éclairage des plus ajustés à ces portraits qui brillent de toutes leurs singularités.
A noter qu’à la musique, Manuel Peskine fait des merveilles. Au piano, au violoncelle, à la guitare ou aux machines, sa présence est intégrée aux récits avec finesse, entre en relation avec les héroïnes dans un dialogue musical sur mesure. Et les comédiennes de révéler de très belles voix et une aptitude à chanter éblouissante. On est sous le charme de leurs harmonies de timbre. En solo, en duo, en chœur, les chansons ne sont en rien des intermèdes, elles s’intègrent littéralement aux histoires, parfois même les prennent en charge par le chant quand ce n’est pas par la danse (magnifique scène de Claïna Clavaron en Phulan Devi qui transforme la violence du récit en chorégraphie). Toute l’intelligence de la mise en scène est là, dans cette faculté qu’à Justine Heynemann à rendre vivants ces personnages de papier, à donner chair aux dessins, à faire théâtre à partir d’un matériau qui en est pourtant à priori éloigné. Et l’ambiance festive du cabaret de donner le ton et le tempo, de créer proximité et porosité avec le public. L’écrin scénographique et les costumes (remarquables réalisations de Marie Hervé) font naître une multiplicité d’univers et d’ambiances dans un décor de bois simple et classe. Le chapiteau de lumières est un sommet d’enchantement. Quant aux accessoires, ils sont tous d’un goût subtil à tel point que c’est un régal pour les yeux. Et ce système de casiers et boîtes s’ouvrant comme des pochettes surprises, ingénieux à souhait.
Jusqu’à présent Culottées était seulement une BD. C’est désormais un spectacle. Un cabaret dans lequel gravitent ces femmes qui ne sont pas de fiction mais ont réellement existé et les voir ainsi s’incarner avec autant d’humour que de gravité, dans leur pluralité, apporte un sentiment immense de reconnaissance. Et si l’on rit énormément, bien souvent, c’est la gorge serrée que l’on reçoit ce spectacle généreux et féministe.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Culottées
Adaptation : Rachel Arditi et Justine Heynemann
Mise en scène : Justine Heynemann
Scénographie et costumes : Marie Hervé
Lumières : Héléna Castelli
Musiques originales et arrangements : Manuel Peskine
Travail chorégraphique : Tamara Fernando
Distribution : Coraly Zahonero, Françoise Gillard, Elissa Alloula, Claïna Clavaron, Sephora Pondi
Et un musicien : Manuel Peskine
Durée : 1h15Du 25 janvier au 3 mars 2024
Au Studio-Théâtre de la Comédie-Française
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