Au Théâtre national de Bretagne, la metteuse en scène Julie Duclos s’approprie treize des vingt-quatre tableaux de la pièce de Brecht et leur insuffle une énergie sensible qui renforce leur portée politique.
« Après la chute de ce Reich, Grand-peur et misère du IIIe Reich ne sera plus un acte d’accusation. Mais il sera peut-être encore un avertissement », osait Brecht, avec l’emphase et le caractère prophétique qu’il faut, parfois, lui reconnaître. Si comparaison n’est jamais raison, le théâtre a ceci de précieux qu’il peut être à la source de vertiges, et il en va ainsi, comme il l’avait prédit, de la pièce du dramaturge allemand. En regard de la situation politique que nous connaissons, et qui a vu, il y a quelques semaines seulement, l’extrême droite s’approcher dangereusement des portes du pouvoir, Grand-peur et misère du IIIe Reich agit comme une troublante chambre d’écho, où les similitudes, mais aussi les écarts entre notre époque de celle de l’Allemagne nazie apparaissent au grand jour. Écrite entre 1935 et 1938, alors que Brecht était déjà en exil, cette pièce occupe une place à part dans son oeuvre. Trop peu montée, elle ne cherche pas, comme d’autres après elles, à faire la leçon, mais veut donner à voir, à ressentir, à toucher du doigt les multiples conséquences de l’arrivée des fascistes aux commandes. Loin de tenir un discours macro-politique lénifiant, elle explore, ausculte, décortique l’autoritarisme au quotidien, sa façon de s’immiscer dans le plus petit interstice des existences, et révèle les rouages, et les ravages, du microfascisme.
Des vingt-quatre tableaux présents dans l’oeuvre d’origine, Julie Duclos a choisi d’en retenir treize. D’une longueur variable – certains, particulièrement condensés, peuvent tenir sur une page et demie –, écrits à partir de témoignages ou d’articles de journaux, tous s’immiscent dans la vie personnelle ou professionnelle des Allemands alors sous le joug des nazis qui viennent de s’emparer du pouvoir. Aux quatre coins du Reich, dans les quelques années précédents la Seconde Guerre mondiale, se découvrent alors un père et une mère qui doutent de la fiabilité de leur propre fils (« Le mouchard »), un homme et une femme responsables de l’arrestation de leurs voisins (« La délation »), un magistrat en proie au doute face aux pressions qu’il subit (« Trouver le droit »), une fille et sa mère embarquées par des SA un temps aidants, mais alertés par la tenue d’un simple livre de comptes (« Secours d’hiver »), un jeune garçon qui doit répéter un laïus prémâché sous le contrôle d’un Führer de section (« Le mot d’ordre »), ou encore un homme qui, parce qu’il a été libéré, éveille le soupçon des autres (« Celui qu’on a relâché »).
Sans lien dramaturgique direct entre eux, ces tableaux font malgré tout cause commune et dressent un panorama saisissant de l’état d’une société sous emprise fasciste. Au-delà de la misère qui sous-tend toutes les existences, à cause, notamment, de l’inflation et de la politique d’armement jusqu’au-boutiste du régime, c’est bien la grand-peur qui intéresse Brecht, et glace le sang. Tandis que les nazis tentent de mettre bon ordre à « la communauté du peuple », ils ne font, en réalité, que désagréger le tissu social, transformer la vie en un immense terrain de sables mouvants où toutes les fondations, même les plus primaires, sont fragilisées. Rongées par un individualisme dopé par l’épée de Damoclès qui plane au-dessus de la tête de chacune et de chacun, les relations conjugales, filiales, fraternelles, amicales sont reconfigurées, mises à mal par la disparition de toute confiance. Dans ce climat de méfiance généralisée, les plus petites cellules, notamment familiales (« Le sermon de la montagne »), explosent et tout un chacun peut être exposé à la manipulation. Si chaque individu, avec une potentielle « croix de craie » dans le dos, en est réduit à sauver sa peau, certains sont plus stigmatisés que d’autres, à commencer par les juifs, les communistes ou les chômeurs. Alors qu’il devient difficile de séparer la paranoïa de l’extralucidité, le langage est, lui-même, placé sous surveillance, et chaque mot, comme chaque geste – un salut hitlérien exécuté avec plus ou moins d’entrain –, même le plus insignifiant, peut avoir un poids colossal.
Loin d’être une brechtienne dans l’âme, Julie Duclos met en musique ce substrat sans révérence ni volonté de « faire du Brecht », mais en y apposant, et c’est heureux, sa patte singulière. Comme elle avait su le faire avec le Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, elle ne considère pas les personnages dessinés par le dramaturge allemand comme des figures représentatives de telle ou telle idée, ou chargées de tel ou tel symbole, mais bien comme des êtres de chair et d’os, comme des individus à part entière qu’il faudrait, en toute simplicité, regarder vivre, et se débattre. En se plaçant ainsi à hauteur de femmes, d’hommes et d’enfants, la metteuse en scène efface, au moins en partie, l’habituel didactisme de Brecht et insuffle de l’humanité dans chacune des situations. De cette appréhension si fine, découlent une émotion, une tension et une sensibilité qui tendent à rapprocher, plutôt qu’à distancier, ces personnages de nous. Bien qu’ancrés dans leur époque, celle de l’Allemagne des années 1930, ils apparaissent comme nos potentiels voisins, nos proches cousins, et l’actualité de la dimension politique de la pièce n’en devient que plus criante. Comment, alors, ne pas être saisi par tel ou tel comportement autoritaire, telle ou telle parole stigmatisante, qu’on croirait tout droit sortis d’un reportage télé ou du récit de vie d’un parent ?
Surtout, la metteuse en scène prouve son habile maîtrise du plateau, sa capacité, tel Joël Pommerat, à enchaîner les tableaux avec une fluidité notable et un vrai souci des transitions – même si elles restaient encore, et en toute logique, à parfaire au soir de la première au TNB de Rennes. Profitant du rythme naturel offert par la différence de longueur entre les scènes, elle réussit, avec brio, à donner une consistance, un caractère singulier et une ampleur à chacune d’elles, y compris aux plus courtes, en misant sur l’atmosphère plus que sur les mots. Pour cela, elle peut autant compter sur les belles lumières de Dominique Bruguière que sur le jeu de ses comédiennes et comédiens, capables, de rôle en rôle, d’intégrer, pour mieux le révéler, le malaise de leurs personnages. Dans la peau de « La femme juive » sur le départ, Rosa-Victoire Boutterin, troublante d’intensité, fait honneur à ce fragment parmi les plus célèbres de la pièce, quand Myrthe Vermeulen, Yohan Lopez et Étienne Toqué – tous deux déjà remarquables dans Kliniken – se baladent, avec la même aisance, tantôt du côté des oppresseurs, tantôt du côté des oppressés. Comme si le passage de l’un à l’autre était bel et bien encore plus fluide qu’ailleurs dans un régime autoritaire.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Grand-peur et misère du IIIe Reich
Texte Bertolt Brecht
Traduction Pierre Vesperini
Mise en scène Julie Duclos
Avec Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen, et, en alternance, les enfants Mélya Bakadal, Salomé Botrel, Eliott Guyot, Julien Peterson, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam
Scénographie Matthieu Sampeur
Lumières Dominique Bruguière
Vidéo Quentin Vigier
Son Samuel Chabert
Costumes Caroline Tavernier
Assistanat à la mise en scène Antoine Hirel
Assistanat à la lumière Émilie Fau
Régie générale Sébastien Mathé
Régie plateau David ThébaultProduction L’In-quatro
Coproduction Théâtre National de Bretagne ; Odéon-Théâtre de l’Europe ; Comédie – CDN de Reims ; Théâtre de Lorient, Centre dramatique national ; La Comédie de Saint-Étienne, Centre dramatique national ; Comédie de Caen – CDN de Normandie ; Les Gémeaux, Scène nationale de Sceaux ; Théâtre National de Nice, CDN Nice Côte d’Azur
Avec la participation des ateliers de construction du Théâtre du Nord – CDN Lille-Tourcoing Hauts-de-FranceDurée : 2h20
Théâtre National de Bretagne, Rennes
du 24 septembre au 3 octobre 2024Théâtre de Cornouaille, Quimper
les 9 et 10 octobreMC2: Grenoble
les 16 et 17 octobreThéâtre de Lorient, CDN
les 4 et 5 décembreComédie de Saint-Étienne
du 10 au 12 décembreComédie, CDN de Reims
du 18 au 20 décembreOdéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 11 janvier au 7 février 2025Théâtre National Populaire, Villeurbanne
du 13 au 22 févrierThéâtre du Nord, Lille
du 27 février au 2 marsLes Gémeaux, Sceaux
durant la saison 2025-2026Comédie de Caen, CDN de Normandie
durant la saison 2025-2026Théâtre National de Nice
durant la saison 2025-2026
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