Johanna Boyé ressuscite La Reine des neiges d’Andersen sur la scène du Vieux Colombier en accentuant sa portée féministe et son versant comique. Son héroïne est un modèle d’audace et de de persévérance, une métaphore de ce que grandir veut dire. Somptueux jusqu’au bout des ongles, ce spectacle est pur enchantement.
Toujours soucieux d’inviter de jeunes metteuses en scène à déployer leur talent dans un cadre propice et accueillant, Eric Ruf fait de la parité et de l’émergence un fer de lance de sa direction à la tête d’une de nos plus vénérables institutions. La Maison de Molière s’ouvre depuis quelques années à des metteuses en scène comme Julie Deliquet, Maëlle Poesy ou Christiane Jatahy, s’apprête à présenter des créations signées Lisaboa Houbrechts et Silvia Costa et entame la saison des fêtes avec un spectacle jeune public commandé à Johanna Boyé, metteuse en scène issue du théâtre privé révélée au Festival d’Avignon, qui voit chaque été ses spectacles afficher complet. Excellente intuition. Le directeur de la Comédie-Française brise les chapelles pour mieux mettre en lumière des singularités artistiques et son choix se révèle d’une pertinence rayonnante.
La Reine des neiges, l’histoire oubliée revient à la source du conte d’Andersen, adapté à quatre mains par Johanna Boyé et Elisabeth Ventura, fidèle complice et par ailleurs comédienne de haut vol (actuellement doublement à l’affiche des Filles aux mains jaunes et de L’Invention de nos vies sur la scène du Rive Gauche). Le spectacle, d’une beauté somptueuse, renoue avec un théâtre de la féérie propre à enchanter les imaginaires et avec une dramaturgie initiatique propre au genre. La trame n’a donc absolument rien à voir avec les films de Disney, il s’agit ici d’exhumer l’histoire d’une amitié brisée par un sort et de suivre le chemin plein de périples et de rencontres d’une petite fille qui part en quête de sa moitié disparue.
De nos deux amis, unis « à la vie, à la mort », Gerda est l’héroïne pleine de superbe, le personnage principal auquel on s’attache, celle dont on suit les pérégrinations physiques autant que l’évolution psychologique qui la conduiront de l’enfance à l’âge adulte et feront d’elle une femme. En cela le titre est trompeur, la reine des neiges n’étant pas au centre de l’intrigue. Mais auréolée de mystère et responsable de la séparation des inséparables, elle nimbe le récit de son aura magnétique, de sa passion des échecs, des énigmes et des mathématiques. Et s’il y a bien une reine qui règne sur les saisons, il n’y a pas l’ombre d’un roi dans les parages. Sauf… si bien sûr, le roi des trolls, escorté de sa cohorte de créatures malicieuses. Aussi velu et terreux que la reine des neiges est élégante et immaculée, il fomente sa vengeance contre le genre humain et son action aura des conséquences désastreuses. Car c’est par sa faute que Kay reçoit un éclat de miroir inversé dans l’œil et le cœur qui lui fait voir la vie en noir et renier son âme sœur. Tout droit issus de l’imaginaire lié à la forêt et ses légendes, les trolls tirent le conte du côté de la comédie, faisant écho, par leurs interventions collectives, aux artisans du « Songe d’une nuit d’été », caution pittoresque de la pièce de Shakespeare. Méchants et drôles, accoutrés d’une chevelure improbable et d’oreilles disproportionnées, ces êtres farfelus ponctuent le spectacle d’intermèdes désopilants tandis que la quête de Gerda oscille entre espoir et découragement. Mais on le sait, les contes finissent bien et sa persévérance triomphera.
La réussite de cette réécriture est d’avoir su garder la linéarité de l’intrigue, la limpidité de son déroulement et son caractère intemporel tout en l’enrichissant de détails et de strates qui en démultiplient la portée et les degrés de réalité. On passe par toutes les couleurs des saisons autant que par une palette d’émotions large et changeante. De la perte d’un ami à la joie des retrouvailles, c’est un kaléidoscope de situations enchanteresses ou abracadabrantes que traversent Gerda et le public avec elle. Et les animaux dotés de parole sont au rendez-vous, mention spéciale à Jérôme Pouly qui nous régale d’une corneille jacassante et maniérée et d’un renne célibataire cherchant chaussure à son pied, entre autres rôles percutants. Car tous assument un florilège de personnages et la troupe réunie est une démonstration magistrale de talents qui viennent composer un éventail de figures au caractère trempé. En cela, la création costume signée Marion Rebmann associée à une scénographie légère et évocatrice de Caroline Mexme contribuent à dessiner des silhouettes identifiables et expressives dans une esthétique à la fois surannée et intemporelle qui facilite la plongée immédiate dans l’univers féérique. Les tableaux qui s’enchaînent sont de toute beauté, éclairés par les lumières délicates de Cyril Manetta. C’est un livre d’images somptueuses qui égrène ses ambiances mouvantes sous les yeux pleins d’étoiles des enfants subjugués.
A la mise en scène, Johanna Boyé fait des merveilles, organisant les glissements d’une scène à l’autre avec le brio qu’on lui connaît. Elle fait preuve encore une fois d’un sens du rythme qui nous tient en haleine et s’avère aussi à l’aise à orchestrer les scènes de groupe que les situations plus intimistes en proximité avec le public ou à faire des écarts du côté de la comédie musicale (très belle composition musicale de Mehdi Bourayou, très bel accompagnement chorégraphique de Johan Nus). On ne voit pas les coutures de ce spectacle ambitieux et la magie naît à chaque coin du chemin, d’un changement de costume, d’une pluie de flocons, d’une lanterne éclairant un visage, d’une aurore boréale. Du prologue poétique qui sans un mot nous entraîne au pays des songes au Palais de glace au lointain, d’une cahute au fond des bois à un jardin baigné de fleurs, d’un lac gelé où l’on patine dans la brume au coin du feu où la grand-mère raconte l’histoire, on se laisse entraîner avec un plaisir non dissimulé et l’on se dit en sortant que les contes n’ont définitivement pas fini de transmettre leur éclairage sur la vie. Quant aux enfants, ils sont à la fête et le manifestent.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
La Reine des neiges
d’après Hans Christian Andersen
Adaptation : Johanna Boyé et Élisabeth Ventura
Mise en scène : Johanna BoyéAvec
Jérôme Pouly, Dominique Parent
le Grand Troll, Monsieur Loran, la Corneille, le Renne et N’a qu’un œil, un brigandSuliane Brahim
la Reine des neiges, le Petit Troll des mousses, la Princesse Lunettes, le Boiteux, un brigand et la Sorcière du crépuscule (en alternance)Danièle Lebrun
la Grand-mère, Madame Clément, le Petit Troll des champignons et la Vieille BrigandeAdrien Simion, Sefa Yeboha
Floki, le Petit Troll des pierres, Kay, le Prince Lunettes et Moignon, un brigandElisa Erka
la Reine des neiges, le Petit Troll des mousses, la Princesse Lunettes, le Boiteux, un brigand et la Sorcière du crépuscule (en alternance)Léa Lopez
Liv, le Petit Troll de lichens et GerdaClaïna Clavaron
Le petit troll des arbres, madame Chouettor, la magicienne et la petite brigande
Scénographie : Caroline Mexme
Costumes : Marion Rebmann
Lumières : Cyril Manetta
Musique originale et son : Mehdi Bourayou
Travail chorégraphique : Johan Nus
Magie : Vincent Wüthrich
Maquillages et coiffures : Julie Poulain
Assistanat à la mise en scène : Stéphanie FroeligerDurée 1h40
Théâtre du Vieux-Colombier
du 22 novembre 2023 au 7 janvier 2024
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !