Deuxième mise en scène en français de la saison pour le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier. Après la Nuit des Rois en septembre à la Comédie-Française, voici à l’Espace Cardin du Théâtre de la Ville, Retour à Reims d’après le livre de Didier Eribon. Une pièce documentaire qui analyse la situation politique de la France d’aujourd’hui. Elle pointe aussi l’absence de mobilisation des artistes dans le conflit social des gilets jaunes qui bouleverse la société depuis deux mois. Rencontre avec le metteur en scène à l’issue de la première.
C’est la troisième version du spectacle. Celle-ci est-t-elle différente des deux autres ?
Oui. Cette version est nouvelle, car dans les deux autres, il n’y avait pas de référence aux gilets jaunes, on a changé beaucoup d’images dans le documentaire. Celles avec Jean-Paul Sartre ou Daniel Cohn-Bendit pendant mai 68 ne figuraient pas non plus dans la première version. A l’époque Sarkozy n’était pas non plus le conseiller de Macron (rires) ! Et puis le discours de Blade sur son grand-père tirailleur sénégalais est nouveau. J’ai auditionné une quinzaine de rappeur français et il m’a raconté cette histoire lors de notre première rencontre. On lui demande de s’intégrer en France, mais son grand-père est arrivé par force, ne sachant pas qu’il allait se battre pour le France pendant la Deuxième guerre mondiale. Didier Eribon parle aussi de la lutte pour la libération des Afro-Américains dans son texte. Je me suis dit que c’était opportun de parler de ce sujet dans la version française.
L’idée du théâtre documentaire a-t-elle tout de suite été une évidence pour vous ?
La force de ce texte, c’est que Didier évoque sa vie et sa honte pour le milieu d’où il est né, il parle de sa mère et de sa relation difficile avec son père. Ensuite il développe des idées et des réflexions sur la société et sur la politique. C’est ce qui fait que ce texte est convaincant, intéressant et touchant. Ce n’est pas simplement un penseur philosophe et sociologue qui nous explique le monde, mais c’est quelqu’un qui se confesse. Il fallait imaginer une situation scénique qui donne de la force en essayant de représenter la vie sociale de la classe ouvrière. Alors je me suis dit qu’il fallait utiliser le cinéma et les images parce que le réalisme social connait une grande tradition dans le cinéma italien, dans le cinéma anglais, dans le cinéma français, dans le cinéma belge, un peu moins dans le cinéma allemand. Les images rendent visibles les détails la misère. On a eu beaucoup de discussions avec Didier parce qu’il ne voulait absolument au départ que sa mère soit dans le film. On a aussi ajouté ces images tournées en décembre à Paris. C’était une évidence car on est à quelques mètres des Champs-Élysées où on ne peut pas jouer demain * parce que tout est barré.
Est-ce aussi parce que les gilets jaunes parlent de dignité, comme dans le texte de Didier Eribon ?
Oui, c’est assez bouleversant car le texte qui date de 2009 peut être vu comme une sorte d’explication de ce qui arrive avec les gilets jaunes. C’est un mouvement qui ne veut pas de leader à la tête de leurs manifestations, qui en a marre de la condescendance, du cynisme et qui se méfie beaucoup du pouvoir et des politiques. Et cela a beaucoup à voir avec tout ce que Didier écrit dans le texte.
Avez-vous voulu aussi interroger la place du théâtre dans la société ?
Oui, beaucoup. Nous essayons dans le spectacle de nous interroger. Irène parle de la situation actuelle et de ses angoisses d’actrice. Elle se demande s’il ne faut pas faire autre chose, être plus militant, être dans la rue. Quand on voit Sartre lorsqu’il parle en 68 devant les ouvriers de l’usine Renault, on se demande où sont les intellectuels dans la rue aujourd’hui ? Je crains qu’ils n’aient peur de se trouver devant une foule en rage. Oui ça met en question le théâtre, l’art, la culture dans la société d’aujourd’hui. Eribon parle beaucoup de la pensée de Bourdieu, lorsqu’il dit que la culture est un outil de la bourgeoisie qui se différencie de ceux qui ne connaissent pas les arts.
S’agit-il de votre spectacle le plus politique ?
C’est à vous de me le dire. Pour moi c’était l’urgence à partir du moment où j’ai lu le bouquin en 2016 avec un Nina Hoss (NDLR elle a créé le spectacle) de faire quelque chose en prise avec l’actualité. Elle était à New York en tournage pendant la campagne de Donald Trump. On s’est dit qu’il fallait faire quelque chose de différent. On ne pouvait pas dans une situation pareille juste faire une pièce de théâtre.
Vous posez aussi la question de la montée du nationalisme.
C’est une menace. Je suis très ami avec Kirill Serebrennikov qui est assigné à résidence depuis un an et demi et qui est menacé d’aller en prison pour les dix prochaines années de sa vie. La dernière fois que je l’ai rencontré à Moscou c’était avant qu’il n’aille en prison, il m’a dit « Est-ce que j’ai déjà raté le dernier train pour partir de Russie ? ». Quand on regarde la situation à Cracovie en Pologne avec Jan Klata qui a été viré de son théâtre, c’est effroyable. La frontière avec la Pologne est à 60 kilomètres de Berlin. Notre responsabilité est d’être beaucoup plus politique pour faire bouger les choses. Brecht pendant la montée du fascisme n’a rien pu faire et a été obligé de fuir. Nous on est là, à un moment où il est encore possible d’agir. Il ne faut pas rater le train…
Propos recueillis par Stéphane CAPRON – www.sceneweb.fr
*l’interview a été réalisée la veille de la fermeture de l’Espace Cardin pour raisons de sécurité.
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