Artiste associée à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Christiane Jatahy y signe sa première création inspirée d’Homère et appelée Ithaque. Comparable au long voyage que fit Ulysse en rentrant de Troie, le spectacle se présente comme une Odyssée aventureuse et déstabilisante. Allant du dérisoire au sublime, il aborde les thèmes de l’attente, de la guerre et de l’exil, et questionne ce qu’on laisse derrière soi.
En entrant dans la salle des ateliers Berthier, les spectateurs sont invités à voyager dans un espace double, scindé par un gigantesque rideau lamé qui peut aussi servir d’écran de projection. Ils prennent place de part et d’autre pour se trouver aléatoirement soit à Ithaque soit sur le chemin qui y conduit. Dans son royaume instable gangrené par la guerre, Pénélope attend son époux et souffre de la présence dévoratrice des prétendants, tandis que sur son île, la nymphe Calypso se laisse quitter avec regret et sans ménagement par un Ulysse bien décidé de rentrer. Les deux actions se jouent simultanément sur fond de fête foireuse, et deux fois de suite pour que tout un chacun puisse y assister. Les acteurs vont et viennent, passent d’un rôle à l’autre en les démultipliant. On reconnaît bien là le goût de Christiane Jatahy pour une sophistication formelle qui pulvérise les repères, abolit les frontières, et fait se confondre la fiction et la réalité, l’ici et l’ailleurs.
La metteuse en scène et dramaturge adapte très librement Homère comme elle l’a déjà fait avec Strindberg, Tchekhov, Shakespeare, Renoir. Elle impose systématiquement un déplacement qu’il soit physique ou psychique. Toute la partie précédemment décrite souffre de beaucoup de latences, d’anecdotes irritantes. Le jeu faussement naturel est assez plat, complaisamment boursouflé d’adresses au public, de plaisanteries puériles. Les actrices brésiliennes Julia Bernat, Stella Rabello et Isabel Teixeira travaillent depuis longtemps ensemble et se montrent particulièrement complices. Celles-ci sont courageusement malmenées par trois hommes, Karim Bel Kacem, Cedric Eeckhout, Matthieu Sampeur, pleins d’une arrogance désinvolte dans une lutte des sexes où se confondent érotisme et bordélisme.
Tout paraissait vain, et pourtant, ménageait le point d’acmé de la représentation. Lorsque les voiles se lèvent pour dégager un espace agrandi et unifié, celui-ci ne forme plus qu’un large salon figurant une Ithaque intimiste et familière, au mobilier spartiate (des chaises, des tables, des lampadaires, vétustes, limés) et aux couleurs tamisées. Les lames de parquet sont comme une grève désolée bientôt recouverte d’une flotte qui envahit la pièce. Elle traduit aussi bien la mer rageuse et capricieuse sur laquelle a vogué le héros grec que l’océan de larmes déversées par sa fidèle épouse. Les comédiens surnagent avec fureur dans la vaste flaque. Les êtres chavirent et s’abandonnent aux pulsions de haine et d’amour. Sur les accents mélancoliques de mélopées chantées par Jeanne Moreau ou Barbara, une ritournelle sourde, triste et fiévreuse se déploie. Dans une chorégraphie précise et extatique, les visages, les corps, détrempés, s’attirent et se repoussent, d’épuisement, d’impuissance.
On retrouve alors la belle et vibrante sensualité dont transpire le théâtre de Jatahy, sa douceur et sa force où se mêlent sentiments d’urgence et de désespoir, la portée politique et existentiel d’un propos engagé. Les six superbes comédiens portent l’empreinte indélébile d’un périple qui atteint son bel aboutissement. Le spectacle est bien celui d’une épopée qui se détache de tout folklore merveilleux mais qui témoigne de l’impossible sauvetage d’un naufragé dans sa tempête intérieure, qui interroge le désordre du monde, le rapport à l’autre, l’étranger, le réfugié, qui traduit la beauté comme la misère de la condition humaine.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Ithaque
Notre Odyssée 1
un spectacle de Christiane Jatahy / artiste associée
inspiré d’Homère
avec Karim Bel Kacem, Julia Bernat, Cédric Eeckhout, Stella Rabello, Matthieu Sampeur, Isabel Teixeiracréation / en français, portugais et anglais, surtitré en français
collaboration artistique, lumière, scénographie Thomas Walgrave
co-création de la scénographie Marcelo Lipiani
collaboration artistique Henrique Mariano
création son Alex Fostier
direction de la photographie, cadrage Paulo Camacho
costumes Siegrid Petit-Imbert, Géraldine Ingremeau
conception système vidéo Julio Parente
assistance à la mise en scène, traduction Marcus Borjaproduction Odéon-Théâtre de l’Europe
coproduction Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Teatro São Luiz – Lisbonne, Centre culturel Onassis – Athènes, Comédie de Genève
avec le soutien du CENTQUATRE – Paris
Durée: 2hLe 104
01 > 06.10.2018
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