Dramaturge, écrivain, metteur en scène et directeur artistique du festival de théâtre « Les Quatre Chemins » à Port-au-Prince en Haïti, Guy Régis Junior travaille entre son pays d’origine et la France, voyageant aussi régulièrement hors de ces deux points d’ancrage. Son dernier spectacle L’Amour comme une cathédrale ensevelie, créé en septembre à Limoges aux Zébrures d’Automne est un superbe exemple des singuliers mélanges de son théâtre. C’est l’artiste à l’honneur choisi par Anaïs Heluin pour son palmarès 2022.
Lorsque nous lui parlons par téléphone, dans l’après-midi du 3 décembre 2022, Guy Régis Junior s’apprête à clôturer « Les Quatre Chemins » dont il est le directeur artistique depuis 2014. Il vient tout juste de se réveiller : il est à Port-au-Prince, où la 19ème édition de ce festival de théâtre unique en Haïti s’est déroulée du 21 novembre au 3 décembre 2022. Le soir même, il s’apprête à fêter en musique ce rendez-vous qu’il considère comme une grande réussite : « en termes de fréquentation, ce fut l’une des plus belles années. J’en suis d’autant plus touché que la Coupe du Monde avait lieu en même temps. Nous avons gagné contre le foot, qui a eu l’avantage pour le festival d’éloigner les gangs, qui étaient plus souvent rivés à leurs télés qu’à rôder dehors », relate l’artiste.
Au festival et au plateau
L’attachement de Guy Régis Junior au festival tient aussi au fait qu’à sa première édition, en 2003, il présente la première création de sa compagnie NOUS, Service Violence Série. Avec cette pièce qu’il joue en extérieur, n’importe où, il bouscule les habitudes de la création contemporaine en Haïti et pose les bases d’un théâtre ayant à cœur de dire ce qui peine à se formuler ailleurs : les violences d’un pays dont il ne faut pas oublier qu’il fut la première république noire. Tout en étant pleinement à sa fonction d’opérateur culturel, qu’il considère comme un devoir pour « lutter contre le vide de l’éducation en Haïti, qui risque de produire des enfants ignobles pour demain », Guy Régis continue de créer, et de présenter son travail dans le cadre des Quatre Chemins. Cette année, dans un clin d’œil à l’actualité sportive, il a par exemple donné à entendre son texte Goebbels, juif et footballeur, monologue fou d’un homme enquêtant sur un footballeur de classe mondiale du nom de Goebbels Badet, qui s’est converti au judaïsme.
Ce personnage est loin d’être le seul être détraqué, l’unique tiraillé de l’œuvre de Guy Régis Junior. Auteur à ce jour d’une dizaine de pièces, qu’il a pour beaucoup mises en scène, ainsi que de plusieurs romans – le dernier en date, Les cinq fois où j’ai vu mon père (Gallimard, 2020), a fait l’objet d’une adaptation théâtrale par l’auteur, que l’on a pu découvrir à Théâtre Ouvert en janvier 2022 –, l’artiste peuple ses livres et ses scènes de femmes et d’hommes éloignés, voire tout à fait séparés les uns des autres. Des êtres incomplets, des Haïtiens victimes des catastrophes multiples qui s’abattent sur leur terre, et de la pauvreté qui en résulte. « J’ai toujours été interpellé par la manière dont tout Haïtien, depuis longtemps, est habité par l’idée de quitter son pays. Il y a cinquante ans, le premier boat people quittait l’île, et cela ne s’est pas arrangé depuis. Les trente ans de dictature que nous avons connu ont laissé des traces terribles ».
Allers-retours au pays natal
Ces sombres traces s’observent notamment dans l’intime, qui est le sujet central de la recherche de Guy Régis Junior. Son théâtre, ses romans, ses poésies, qu’il a parfois écrit en créole avant d’opter pour le français, nous donnent à voir de l’intérieur les fêlures de familles haïtiennes. « Dans les spectacles que je joue en France, je veux montrer que les Haïtiens qui émigrent ne sont pas juste des personnes voulant sauver leur peau, que certains d’entre eux sont aussi des femmes, des hommes qui ont oublié leur pays, pour qui les liens de famille ne comptent plus tant les difficultés et les douleurs sont grandes dans le pays d’accueil ». Créé en octobre dernier aux Zébrures d’Automne à Limoges, dont il est un habitué, puis présenté au Théâtre de la Tempête à Paris (11 novembre – 11 décembre 2022), son dernier spectacle L’Amour comme une cathédrale ensevelie, dit ce déchirement haïtien avec une force extraordinaire. Mêlant théâtre en français et chant en créole, mise en musique par le grand guitariste classique haïtien Amos Coulanges, cette pièce-opéra est un superbe exemple des singuliers mélanges dont est fait le théâtre de Guy Régis Junior.
« Il est important pour moi de montrer dans mes pièces de quoi je suis constitué : de la culture haïtienne autant que qu’occidentale, dont je me suis imprégné en Haïti déjà, où j’ai abordé très tôt le théâtre en tant que technicien à l’Institut-Français de Port-au-Prince, puis en France où je travaille beaucoup depuis près de dix ans », explique Guy Régis Junior. Ses nombreux allers-retours entre les deux pays, et ses fréquents voyages ailleurs encore – en tant que pensionnaire de la Villa Médicis en 2021-2022, il a par exemple passé dernièrement du temps à Rome, mais son théâtre et ses envies peuvent le mener beaucoup plus loin –, sont pour beaucoup dans son esthétique aux entremêlements fertiles, toujours différents. « Vivre dans l’entre-deux me permet de ne pas m’installer dans une manière de faire, et de garder la tête froide. Dans une petit pays tel que nôtre, on a vite fait d’être consacré, d’être considéré comme un maître. Or cela m’a toujours semblé dangereux pour la créativité ».
Grammairien des gestes
Avec L’Amour comme une cathédrale ensevelie, Guy Régis Junior affirme une esthétique qu’il travaille depuis de nombreuses années. Entre cruauté et désir, il y développe une forme d’expressionnisme. Les postures du corps de l’acteur, ses mouvements, forment pour lui un langage presque chorégraphique, une « grammaire des gestes » qui prolonge la parole, traitée comme un geste. « Cette approche, nourrie de mon goût pour la biomécanique de Meyerhold autant que des rituels vaudous en Haïti, n’est pas évidente à saisir pour des comédiens français, dont le jeu est encore très centré sur la parole. C’est pourquoi je travaille surtout avec des comédiens haïtiens », explique-t-il. Pour porter cette grammaire singulière, Guy Régis s’appuie beaucoup sur sa troupe, qui le suit de création en création.
Toujours ouvert à la rencontre, ce groupe va prochainement s’ouvrir à de nombreux artistes d’horizons divers. « J’ai besoin de vivre dans un l’aller-retour entre la solitude de l’écriture et le collectif, que j’aime le plus vaste possible », dit l’artiste qui se prépare deux aventures de taille. L’une, Quel dernier grand conflit pour satisfaire la haine entre les humains, « sera une pièce très longue, de plus de huit heures, où de nombreuses scénettes feront l’inventaire de tous les conflits qui satisfont le besoin de haine des humains ». Cette création au long cours se fera au Canada, avec d’autres metteurs en scène et chorégraphes dont Guy Régis Junior souhaite s’entourer pour mener à bien sa grande entreprise. Il rêve aussi à une autre vaste création, Bible du déboulonnement / Bordeaux sans noms, pour l’écriture de laquelle il vient de recevoir une bourse du CNL. Après y avoir créé un parcours immersif évoquant la mémoire de la traite négrière, il souhaite revenir dans cette ville et rassembler un échantillon de sa population, une centaine de personnes autour d’une question : nos monuments d’aujourd’hui doivent-ils être ceux d’hier ?
En parallèle de ces grands chantiers de théâtre, Guy Régis Junior en mène un autre, plus secret : la traduction de Proust en créole. Après avoir traduit Albert Camus, Maurice Maeterlinck ou encore Bernard-Marie Koltes, s’atteler à La Recherche est pour Guy Régis Junior un bonheur solitaire qu’il devrait bientôt partager à travers une première publication. Nous aurons aussi bientôt de ses nouvelles en tant qu’auteur invité du Théâtre Nanterre Amandiers. Les chemins de Guy Régis Junior sont multiples, mais ils le mènent tous vers l’Autre, avec engagement et tendresse.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Le palmarès 2022 d’Anaïs Héluin
Meilleurs spectacles de théâtre : Écho de Vanasay Khamphommala et L’Amour telle une cathédrale ensevelie de Guy Régis Junior
Meilleurs spectacles de cirque : Ombres Portées de Raphaëlle Boitel et Dans l’espace de la compagnie Un Loup pour l’Homme
Meilleur spectacle de marionnettes : La (nouvelle) ronde de Johanny Bert et M.A.R d’Andrea Diaz Reboredo
Meilleures découvertes : Laurène Marx, autrice et interprète de Pour un temps sois peu, Théophile Dubus, auteur et metteur en scène de Variation (copies !) et Hatice Özer pour Le Chant du père
Meilleur·e·s comédien·ne·s : Gaël Leveugle dans Les Lettres d’amour de la religieuse portugaise
Meilleur·e·s metteur·euse·s en scène : Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou pour La Cerisaie et Thibaut Croisy pour L’homosexuel ou la difficulté de s’exprimer
Meilleure autrice : Lucie Kirkwood pour Le Firmament , mis en scène par Chloé Dabert
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