Dans Antigone à Molenbeek & Tirésias, le metteur en scène Guy Cassiers met en miroir deux figures mythologiques transplantées dans la société actuelle et démontre à travers elles, la profonde et sensible attention qu’il porte aux bouleversements du monde contemporain.
Présentée à la MC93 dans le cadre du festival d’Automne et en tournée après sa création aux Nuits de Fourvière, la production réunit deux textes puissants écrits sous une même forme monologuée, l’un par l’écrivain flamand Stefan Hertmans et l’autre par Kae Tempest, célèbre poéte.sse slameur.se anglais.e, qui font s’extraire de leur passé mythologique les figures d’Antigone puis de Tirésias pour ancrer leurs parcours initiatiques dans la réalité de notre actualité.
Dans Antigone à Molenbeek, la fille d’Oedipe prend une toute nouvelle identité. Elle s’appelle Nouria et vit à Bruxelles où elle étudie le droit. Au mépris de sa propre vie et de l’autorité qu’elle défie, elle entame un périple impossible et effréné pour tenter de récupérer ce qui reste du corps de son frère djihadiste, mort en commettant un attentat suicide. Celui auquel elle entend désormais rendre les honneurs mortuaires est considéré aux yeux du monde comme un « ennemi public », « un traître », « une ordure », « un monstre ». Pour autant, elle défend le droit immémorial d’enterrer celui qui à ses yeux est moins un terroriste que son frère cadet. Dans Tirésias, on suit le destin du héros éponyme né garçon puis devenu femme à l’adolescence, puis retourné au genre masculin en se faisant devin. Le vieil homme, aveugle et voyant (car doté d’une vue intérieure divinatrice), arrivé au terme de sa longue et riche existence, voit défiler toutes les vies qu’il a vécues comme un marginal vulnérable, décati et décadent.
Les deux personnages sont d’abord des pronoms personnels de la troisième personne, « elle », « il », « iel » selon la trajectoire mouvante qu’ils suivent puis deviennent progressivement un « je » puissamment incarné par deux comédiennes dont le jeu est d’une belle et forte intensité : Ghita Serraj, d’une juste et lumineuse détermination, et Valérie Dréville dont l’appétence pour les expériences scéniques radicales et les personnages qui confinent au monstre n’est plus un secret.
Pour les deux pièces, la scène se présente comme un espace large et froid plongé dans une opacité ténébreuse qui fait s’apparenter la représentation à une veillée funèbre. Elle se fait étonnamment sourde et imperméable au tapage sonore du tumultueux et agressif paysage urbain dans lequel prennent place les textes. Chez Guy Cassiers, la sophistication technologique est toujours de mise. Une une batterie de caméras et différentes surfaces de projection permettent de jouer sur l’amplification des présences scéniques et de multiplier les images qui jamais ne cherchent à seulement illustrer le propos. Néanmoins, la parole, les mots et les silences occupent véritablement le centre de la proposition. Les voix sont proches du murmure, du chuchotement, accompagnées par quatre instrumentistes vivifiant les accents révoltés et douloureux de Quatuors à cordes de Chostakovitch dont le no15, l’ultime partition avec laquelle le compositeur prend congé de la vie.
Si la première partie du spectacle bouscule et suscite une vive émotion, la seconde, moins limpide, plus distante, ne captive pas avec la même évidence. Elle souffre d’abord d’un entracte fort long qui casse la concentration nécessaire face à la densité et l’exigence de la proposition. Ensuite, l’errance physique et langagière de Tirésias intéresse, questionne, libère mais aussi nous perd un peu dans ses divagations obscures entre prophétie catastrophiste et ode à l’étrangeté.
Reste qu’après s’être attelé aux écritures de Tom Lanoye, de Jonathan Littell, d’07, pour embrasser le sort des réfugiés et dénoncer la montée des populismes et des extrémismes, le metteur en scène flamand garde une acuité d’écoute et une hauteur de vue sur le monde actuel qu’il éclaire avec densité de la tragédie grecque, élément fondateur de la civilisation né conjointement à la démocratie. Cassiers veut conjurer le déclin, chanter la différence, la résistance à l’ordre établi, l’aspiration à la paix. Il célèbre l’individu nécessairement pluriel et singulier dans toute sa fluidité, sa complexité et son humanité.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Antigone à Molenbeek & Tirésias
Mise en scène Guy Cassiers
Antigone à Molenbeek
Texte Stefan Hertmans, Editions De Bezige Bij
Traduction Emmanuelle Tardif, Editions Le Castor Astral
Avec Ghita SerrajTirésias
Texte Kae Tempest, sélection de poèmes tirés du recueil Hold your own, Editions Johnson & Alcock
Traduction D’ de Kabal et Louise Bartlett, Editions L’Arche
Avec Valérie DrévilleAssistant à la mise en scène Benoît de Leersnyder
Scénographie Charlotte Bouckaert
Lumières Fabiana PiccioliLa musique de Dmitri Chostakovitch est interprétée en direct par le Quatuor Debussy aux Nuits de Fourvière.
Production de la version française MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
Coproduction Les Nuits de Fourvière, Le Festival d’Automne à Paris, Le Toneelhuis à Anvers, Maison de la Culture d’Amiens — Pôle européen de création et de production, La Comédie de Valence, Centre dramatique national Drôme-Ardèche, le phénix scène nationale Valenciennes
Avec le financement de la Région Île-de-FranceDurée : 2h45
MC93 — Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis
5 novembre 2021 – 14 novembre 2021
Théâtre national de Bretagne
24 novembre 2021 – 27 novembre 2021
Maillon, Théâtre de Strasbourg — scène européenne
1 décembre 2021 – 3 décembre 2021
Points communs — Cergy-Pontoise / Val d’Oise
7 décembre 2021 – 8 décembre 2021
Comédie de Valence, CDN Drôme-Ardèche
5 janvier 2022 – 6 janvier 2022
le phénix scène nationale Valenciennes
12 janvier 2022 – 13 janvier 2022
Maison de la Culture d’Amiens
17 janvier 2022 – 18 janvier 2022
Vidy-Lausanne
26 janvier 2022 – 29 janvier 2022
Grand Théâtre de Provence, Aix-en-Provence
2 février 2022 – 3 février 2022
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