A la Tempête, Frédéric Bélier-Garcia combine Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre et L’Affaire de la rue de Lourcine, et confirme toute sa pertinence dans ce genre théâtral grinçant, adepte du pas de côté.
Associer Ivan Viripaev et Eugène Labiche n’avait, a priori, rien d’évident. Entre le dramaturge russe – compagnon de route de Galin Stoev – partisan d’une métaphysique à portée d’hommes et le maître du vaudeville français, tous deux séparés par plus d’un siècle de théâtre, l’union aurait pu ressembler au mariage de la carpe et du lapin. Et pourtant, en mettant en regard Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre et L’Affaire de la rue de Lourcine, Frédéric Bélier-Garcia prouve qu’ils ont bel et bien à voir l’un avec l’autre, que le même goût, piquant, pour les rapports humains au bord de la crise de nerfs les irrigue.
Chacune à leur façon, les deux pièces se déroulent telles de vraies-fausses enquêtes policières, conduites par une bande de sérieux pieds nickelés. Chez Viripaev, Sarra, Robert et Donald s’écharpent sur l’identité de l’homme qui, le lundi précédent, était présent au domicile des deux premiers. Quand Sarra soutient qu’il s’agissait de Markus, le frère de son mari Robert, Donald affirme que ce dernier était chez lui, ce même lundi, et qu’il ne pouvait donc pas se trouver chez Sarra. Entre suspicion d’adultère, jalousie et mensonges aux motivations plus ou moins sombres, les trois amis s’enlisent et tentent, par tous les moyens, de démêler le vrai du faux, mais aussi de noyer le poisson quand leur intérêt parait menacé.
Chez Labiche, il est aussi question d’une obscure soirée, celle dont Lenglumé ne parvient pas à se souvenir à cause des vapeurs d’alcool. Frappé par une méchante gueule de bois, il se réveille aux côtés de Mistingue. Chef cuisinier, lui aussi est un ancien élève des Labadens, cette institution qui organisait justement, la veille au soir, une cérémonie de retrouvailles. Au cours du déjeuner auquel Mistingue est convié, la femme de Lenglumé, Norine, relate une sombre affaire parue dans le journal, celle de la rue de Lourcine, où une ouvrière aurait été tuée par deux malfrats. Sur la scène du crime, seuls deux objets ont été retrouvés : un parapluie vert surmonté d’une tête de singe et un mouchoir siglé J.M. Soit, exactement, ceux que Lenglumé et Mistingue, les mains couvertes de cambouis, ont égarés pendant leur folle nuit.
Comme dans le diptyque Retours / Le Père de l’enfant de la mère, signé Fredrik Brattberg et déjà mis en scène par Frédéric Bélier-Garcia, Camille Chamoux et Jean-Charles Clichet incarnent, avec talent, le couple dissonant, où le poids des habitudes a étouffé l’amour, relégué au rang de lointain souvenir. A leurs côtés, Stéphane Roger s’illustre aussi bien en ami dépressif, et potentiellement mythomane, qu’en vieux camarade de classe un peu lourdingue. Tous offrent à leurs personnages cette fine dose de démence qui, chez Viripaev, se transforme en inquiétant et spirituel mystère, et, chez Labiche, tourne au délire, faussement dramatique.
Dans le fastueux décor de Jacques Gabel, Frédéric Bélier-Garcia a choisi de moderniser, par petites touches, L’Affaire de la rue de Lourcine, histoire que la transition avec le contemporain Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre soit la moins brutale possible. Le pot à tabac a été remplacé par une chicha, le bonnet et le soulier de la victime par un serre-tête et une ballerine, quand quelques références modernes – à Jim Morrison pour les initiales J.M. ou à la très subtile Petite Huguette – s’invitent çà et là, et souvent avec humour, dans l’intrigue d’origine. Menées avec la même cadence – qu’on aurait aimé plus intense dans le Labiche qui n’est jamais aussi drôle que lorsqu’il est monté tambour battant –, les deux pièces sont traversées par une ligne de faille identique, celle qui engloutit les personnages, perclus de faux-semblants, dans une spirale mensongère, et les oblige à révéler leur vrais visages pour tenter de se sauver. Un registre vaudevillesque chic, et paranoïde, dont Frédéric Bélier-Garcia a, une nouvelle fois, su trouver la clef.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre
de Ivan Viripaev – texte français de Tania Moguilevskaia et Gilles Morel
& L’Affaire de la rue de Lourcine
de Eugène Labiche
Mise en scène Frédéric Bélier-Garcia
Avec Camille Chamoux, Jean-Charles Clichet, Sébastien Eveno, Stéphane Roger
Collaboratrice artistique à la mise en scène Caroline Gonce
Scénographie Jacques Gabel
Son et musique Sébastien Trouvé
Costumes Colombe Lauriot Prévost
Lumières Jean-Pascal PrachtProduction Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire
Durée : 1h45
La Tempête, Paris
du 8 novembre au 1er décembre 2019
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