Après une douzaine d’années à la tête du Quai et quatre ans passés en compagnie, le metteur en scène prend les rênes du CDN d’Aubervilliers, chahuté par la radicalité du projet de son ancienne directrice, Marie-José Malis.
Ces dernières années, votre nom est revenu dans plusieurs short lists, notamment pour prendre la tête du Théâtre National de Nice ou encore du Théâtre du Rond-Point. Après une douzaine d’années au Quai, diriger un nouveau lieu était-il un impératif pour vous ?
Frédéric Bélier-Garcia : Après mon départ du Quai, en 2019, il y avait quelque chose de vitalisant à repartir en compagnie. Cela m’a permis de monter Royan de Marie NDiaye ou Biographie : un jeu de Max Frisch, mais aussi de tourner deux moyens-métrages et de retravailler à l’écriture pour les longs-métrages d’autres cinéastes. J’ai dû apprendre à redevenir léger, sexy sur le marché et à réactiver des tissus profonds qui, parfois, peuvent s’endormir lorsqu’on dirige un CDN. Malgré tout, quelque chose me manquait, notamment cette possibilité d’inscrire mon travail dans un lieu, avec une équipe, dans une continuité avec le public. Lorsque j’ai choisi de quitter mon premier métier de professeur de philosophie pour le théâtre à l’âge de 30 ans, je l’ai fait, aussi, et surtout, pour embrasser une aventure plus collective. Or, cette importance du commun est décuplée dans un lieu car il faut mettre en rouages son imaginaire avec celui de toute une équipe. Être metteur en scène dans un lieu, c’est aussi mettre en scène une pensée du théâtre et de ce lieu.
Pourquoi avoir choisi de candidater à La Commune alors que d’autres CDN attendaient, eux aussi, une nouvelle direction ?
C’est d’abord un lieu que je connaissais car j’y ai, il y a fort longtemps, créé et repris certains de mes premiers spectacles. C’est aussi un CDN qui, tant personnellement que professionnellement, me replace et me déplace. Quel que soit mon pedigree, j’ai passé toute ma jeunesse à La Défense ; et La Seine-Saint-Denis est un territoire qui me fascine, tant par ses fragilités que dans ses puissances. Dans le choix des textes que je monte, je me laisse toujours guidé par un principe d’étonnement que je trouve particulièrement vitalisant parce qu’il demande de réinventer une méthode, un regard sur les choses. Il en a été de même pour mon envie de candidater à La Commune.
De Laëtitia Guédon à Célie Pauthe, la concurrence était féroce. Qu’est-ce qui, selon vous, a fait la différence dans votre candidature ?
Oui, tout le monde avait de belles et différentes légitimités. Je suppose qu’ont joué pour moi mon expérience, mon bilan artistique et humain à Angers et sans doute, aussi, une estimation de ma capacité à rouvrir grand et vite ce théâtre, à le remettre sur la carte sensible de son territoire.
Au terme des trois mandats de Marie-José Malis, on dit La Commune en difficultés financières, avec une fréquentation en chute libre et un équipement vétuste… Dans quel état le trouvez-vous réellement ?
Marie-José Malis a le mérite d’avoir mené une expérience radicale, et la radicalité est toujours quelque chose qui me bluffe. Dans le projet qu’elle a conduit, certaines choses ont porté des fruits magnifiques, comme cette série de « Pièces d’actualité » que je trouve extra. Toutefois, il est vrai que le théâtre est dans une passe difficile et a autant besoin de retrouver un public que d’une rénovation. La Commune est le plus ancien CDN de banlieue et est implanté dans l’une des quinze villes les plus pauvres de France. Il est donc logique qu’il soit traversé par la difficulté. Néanmoins, je vais essayer de profiter de l’élan de ma nomination pour rassembler un peu tout le monde et pousser l’idée d’une rénovation, qui ne serait pas un rebâtissement du théâtre, comme cela avait été envisagé par le passé, mais plutôt un renouvellement. J’adore ce théâtre, son architecture, son allure, j’y vois un palais d’été balte au milieu des tours. Le fait qu’il fut, à l’origine, une « salle des fêtes » est aussi une information qui fuselle mon projet. Un théâtre est d’abord un lieu, pas une brochure.
Vous héritez également d’une situation sociale que l’on sait compliquée et d’un collectif de travail qui a traversé plusieurs périodes de fortes turbulences. Comment appréhendez-vous la dimension managériale de vos fonctions ?
Lorsqu’on arrive à la tête d’un CDN, il y a toujours du souci, des blessures et des amertumes anciennes au sein de l’équipe de permanents qui y travaillent. Charge à moi de nouer une promesse avec chacune et chacun sur le nouveau projet, en essayant de dévitaliser ce qui a pu être douloureux dans l’histoire précédente. J’adopte une manière d’être la plus humble possible : j’arrive tout seul, avec mon projet, ma joie et mes affinités artistiques anciennes et nouvelles, et je propose à chacune et à chacun, en fonction de ses envies et de ses appétences, d’attraper dans ce projet-là ce qu’il souhaite, et de se déplacer de son point de douleur s’il en ressent le besoin.
La Commune est implantée dans un territoire réputé « difficile ». Comment comptez-vous y attirer les Albertivillariens, et pas seulement des « spectateurs-navette » venus de Paris ?
Le but de mon projet est de drainer au CDN tous les désirs de théâtre. On peut venir au théâtre pour entendre une écriture, pour voir une forme nouvelle, une actrice ou un acteur que l’on connaît, un stand-up qui nous fait rire. Aucune de ces demandes n’est supérieure aux autres. Charge au théâtre et au créateur de proposer un acte artistique qui, par sa sincérité et sa vitalité, surprend le spectateur au-delà de son attente. Aujourd’hui, ici comme ailleurs, le théâtre est devenu une marche haute dans le cheminement culturel. Il faut donc imaginer ce que j’ai nommé des « processus de confiance » pour déverrouiller les réticences et l’éloignement économique ou social. Ces « processus de confiance » ont pour moi plusieurs noms et visages : l’enfance, la fête, les acteurs, la pluridisciplinarité, l’image… La tâche d’un théâtre, ici, à Aubervilliers, est de penser et poser les moyens d’accès de toutes et tous à une culture commune et vivante.
Comment cela se concrétise-t-il ?
Programmer autrement pour faire entrer la ville dans le théâtre et faire sortir le théâtre dans le territoire. En parallèle de la saison régulière, un « pavillon » sera, tous les deux mois, confié à un artiste, une institution ou une discipline. Dans le cas d’un artiste, il sera aidé sur une production et pourra, en plus, soit proposer une oeuvre de son répertoire, soit adouber une jeune compagnie, mais aussi mener des ateliers d’écriture ou de jeu dans les quartiers. Pour la première saison, Nathalie Béasse, Marie NDiaye et Soa Ratsifandrihana seront, notamment, de la partie. Ces « pavillons » proposeront aussi aux institutions culturelles, comme par exemple les grands théâtres en région, de se saisir de La Commune pour la métaboliser, quinze jours durant, à leur image, avec leurs artistes, leurs auteurs, leurs écoles. Il y aura aussi des « pavillons » par discipline comme, par exemple, le stand-up, car je crois que la pluralité de la programmation est la seule voie pour atteindre toutes les jeunesses.
Le jeune public est d’ailleurs l’un des autres axes forts de votre projet…
Effectivement. Je suis convaincu que faire du jeune public, ici, à Aubervilliers, est essentiel et nécessaire pour repositionner le lieu et qu’il soit identifié comme un point d’amitié dans la cité. C’est un moyen de parler aux enfants et, indirectement, de toucher des populations qui n’ont aujourd’hui aucune connexion avec le théâtre. Chaque année, deux pavillons seront consacrés au jeune public, avec de nombreuses représentations scolaires en semaine, mais aussi un « samedi en famille » qui permettra aux enfants, comme aux parents, d’investir le théâtre, le restaurant et le parc le temps d’une journée. En novembre 2024, c’est par une collaboration avec les Tréteaux de France d’Olivier Letellier que nous espérons ouvrir le bal, mais j’aimerais également travailler avec des festivals, comme Momix, et avec les acteurs de ce secteur sur tout le territoire.
Ces derniers temps, La Commune paraissait assez isolée dans l’écosystème théâtral. Allez-vous l’inscrire dans une logique de partenariats, notamment avec les autres institutions de Seine-Saint-Denis ?
Je crois que les CDN tiennent aujourd’hui leur rang lorsqu’ils ne sont plus seulement les diffuseurs/producteurs de spectacles mais aussi les catalyseurs des forces en présence sur un territoire. Avec les deux autres CDN [le Théâtre Gérard-Philipe (TGP) à Saint-Denis et le Théâtre Public de Montreuil (TPM), NDLR] et la MC93, nous avons des liens que je qualifierai de « naturels ». Je souhaite, par exemple, développer un projet d’itinérance grâce à un théâtre modulable de près de 200 places qui peut être installé en quatre petites heures dans une école ou dans un square. Je sais que Pauline Bayle a peu ou prou le même projet à Montreuil. Il y a un travail sur l’adaptation des textes du répertoire dans la programmation du TGP ou du TPM que je pourrais programmer en circuit court à Aubervilliers.
Je veux également, et surtout, rapprocher La Commune des acteurs du territoire plus spécialisés dans les arts plastiques et les arts visuels, comme Les Laboratoires d’Aubervilliers, la Villa Mais D’Ici ou les Ateliers Médicis. Avec ses plateaux, ses labos de post-production et l’école Kourtrajmé à Montfermeil, la Seine-Saint-Denis est la soute de tout l’audiovisuel national, et le CDN peut être aussi vecteur d’initiatives pour centrifuger des récits et des images de ce territoire. À ce titre, chaque année, au printemps, j’envisage de proposer à deux institutions culturelles de transfigurer La Commune, à partir d’une thématique définie en commun, durant un ou deux mois.
Au cours de ses trois mandats, Marie-José Malis avait fait le pari de confier le plateau à de jeunes compagnies émergentes, avec de belles découvertes et réussites, à l’instar de Marion Siéfert. Allez-vous poursuivre dans cette voie ?
Ma programmation sera résolument tournée vers l’écriture contemporaine car elle emporte mes faveurs et produit, je le crois, la vitalité nécessaire à un lieu. Je veillerai à l’articuler entre l’émergence et des artistes plus confirmés. Lorsqu’ils auront la charge des pavillons, les artistes invités devront d’ailleurs adouber une compagnie émergente.
Le théâtre public est plus que jamais traversé par des tensions financières qui pourraient, à terme, empêcher les institutions de mener à bien leurs missions. Cette situation ne vous effraie-t-elle pas ?
Je trouve assez sain que le théâtre public soit traversé par des tensions économiques et des tensions RH car cela montre qu’il est perméable aux difficultés de l’époque. Il est vrai que nous devons composer avec une raréfaction des moyens, mais je trouve que le discours de la plainte est auto-érosif. Le fait d’être nommé à Aubervilliers me dope énormément. Faire du théâtre avec ces contraintes-là, liées à la situation économique ou au territoire, ranime beaucoup de vaisseaux créatifs en moi, comme si chaque acte devait se charger d’une réponse à la question : « Pourquoi nous sommes là ? ».
Propos recueillis par Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
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