Seule sur la scène de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon, la comédienne profite du texte tout en clair-obscur que l’autrice Marie NDiaye a spécialement écrit pour elle.
« Oui je sais que vous êtes là avant même de distinguer vos deux silhouettes ramassées dans la pénombre / que vous êtes là à m’attendre certains que je rentrerai et ne pourrai cette fois vous échapper / je le sais à l’odeur acide et forte qu’exhalent malgré vous et sans que probablement vous puissiez la sentir vos deux corps tout imprégnés de désespoir et d’entêtement et de croyance butée dans le bien-fondé de leur mission ». La porte d’entrée du hall de son immeuble à peine franchie, c’est un mouvement de panique qui traverse Gabrielle. De retour du lycée où elle enseigne le français, la professeure s’agite et se pétrifie, comme lors de ces moments de stupeur qui statufient à l’extérieur et font bouillonner à l’intérieur. Les marches qui la séparent de son appartement, elle est incapable de les gravir, comme elle est incapable de s’avouer que, malgré elle, par incurie pourrait-on dire, elle a une part de responsabilité dans le suicide de l’une de ses élèves, Daniella, qui s’est récemment précipitée du haut de la fenêtre d’une salle de classe.
Alors, la professeure rejette d’abord tout en bloc, à commencer par les parents de la jeune femme, qui à l’en croire, sans que l’on sache si c’est réellement le cas, l’attendent de pied ferme devant chez elle pour obtenir une explication. « Oh je ne veux pas vous voir je ne veux pas vous parler je ne veux pas vous connaître / Je voudrais que vous soyez morts emportés par votre douleur bien proprement sans souffrir / Mourez ! Disparaissez ! », s’emporte-t-elle intimement depuis le bas de la cage d’escalier où elle est désormais pieds et esprit liés. Sauf que, tels ces traumatismes trop longtemps remisés sous le tapis et à la manière d’une irrépressible marée montante, la culpabilité affleure, puis déborde, puis submerge, et l’empêche de trouver la concorde et la paix, dans les yeux des autres, mais aussi, et avant toute autre chose, avec elle-même. Prise dans un monologue intérieur, qui empêche toute dérobade, la voilà contrainte d’affronter et de s’affronter, de dresser le portrait de son ancienne élève autant que le sien, celui d’une femme au bord de la rupture, voire de l’effondrement, tant personnel que professionnel.
Comme souvent, pour ne pas dire toujours, chez Marie NDiaye, ce texte spécialement écrit pour Nicole Garcia est conçu tel un piège qui, irrémédiablement, enserre et transforme sa proie, sans qu’elle en ait pleinement conscience. Quasiment dénué de ponctuation, il fonctionne à la manière d’un flux de pensée qui saute d’item en item, passe de cause en conséquence et génère un tourbillon, à la fois sombre et somptueux, auquel il est particulièrement difficile d’échapper. Se livrant au compte-gouttes, par petites touches impressionnistes, il a le charme d’un puzzle théâtral, fondé sur une langue sans concession. Sous-tendu par une logique à première vue non-linéaire, il offre la satisfaction de ces oeuvres qui, au lieu d’asséner, poussent les spectateurs à devenir d’indispensables acteurs. Surtout, sans aucun manichéisme, il embrasse un vaste panel de sujets, des ravages du harcèlement scolaire aux difficultés d’être professeur aujourd’hui, en passant par les doutes en clair-obscur d’une femme d’âge mur.
Seule en scène aux commandes de cette pièce sans aucun doute plus compliquée à manier que d’autres – et c’est assurément l’une des clés de son charme –, Nicole Garcia s’en sort avec les honneurs. Visiblement déstabilisée au tout début de la première avignonnaise, la comédienne affermit son jeu et gagne en puissance à mesure que le texte se déploie. Plus rare au théâtre qu’au cinéma, elle parvient progressivement à trouver sa voie, et le ton juste, pour incarner l’ambivalence et les turpitudes dévorantes qui secouent le personnage de Gabrielle. Sous les belles lumières de Dominique Bruguière, dans le décor étonnant de précisions de Jacques Gabel – dans sa façon de reconstituer l’ambiance d’un immeuble des années 1970, orange flashy et boîte aux lettres en bois compris –, sa présence au plateau contrebalance la mise en scène a minima de son fils, Frédéric Bélier-Garcia. Et quand vient l’heure de l’aveu final – « Ah je crois que sans le savoir j’ai fait un malheur sur la terre » –, l’actrice de se faire d’une touchante élégance, comme si les planètes de sa galaxie intérieure s’étaient définitivement alignées.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Royan / La Professeure de français
Texte Marie NDiaye
Mise en scène Frédéric Bélier-Garcia
Avec Nicole Garcia
Lumière Dominique Bruguière
Son Sébastien Trouvé
Décor Jacques Gabel
Costumes Camille Janbon
Collaboration artistique Sandra Choquet, Vincent Deslandres, Caroline Gonce
Assistanat lumière Pierre GaillardotProduction Les Visiteurs du Soir, Compagnie Ariètis 2
Coproduction Festival d’Avignon, Théâtre National de Nice – CDN Nice Côte d’Azur, La Criée Théâtre national de Marseille, Espace Jean Legendre – Théâtre de Compiègne, Théâtre de la Ville – Paris, La Comète – Scène Nationale de Châlons-en-Champagne, La Maison/Nevers, Scène conventionnée Arts en territoires en préfigurationRésidences La Ferme du Buisson Scène nationale de Marne-la-Vallée, Espace Michel Simon (Noisy-le-Grand)
Co-accueil Festival d’Avignon, La Chartreuse-CNES de Villeneuve-lez-AvignonDurée : 1h10
Théâtre de Paris
à partir du 17 avril 2024 pour 10 représentations exceptionnelles
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