L’artiste complice du 78e Festival d’Avignon, Boris Charmatz, réinvente Café Müller de Pina Bausch au long d’une installation dansée qui plonge dans l’univers de la célèbre chorégraphe. Des couches de perceptions de la pièce se superposent dans une succession de boucles dansées.
C’est un monument de la danse, probablement la pièce la plus célèbre de la chorégraphe allemande Pina Bausch, décédée il y a quinze ans. Créée en 1978, Café Müller déployait un café désert, où explosait désir et émotions. Pour créer Forever, l’artiste complice du 78e Festival d’Avignon, Boris Charmatz, à la tête du Tanztheater de Wuppertal depuis 2022, a investi la pièce culte. Pas exactement une reprise – la pièce a déjà été remontée par la compagnie en 2023 –, Forever est une « immersion » dans cette œuvre en douze performances, formant une succession de boucles plus ou moins similaires d’une durée totale de sept heures. L’intention est de montrer une multiplicité de points de vue sur ce chef d’oeuvre, que le public peut scruter sous toutes les coutures grâce à un dispositif quadrifrontal sur deux niveaux. En agrégeant une telle collection d’angles, Forever se déploie comme une dimension parallèle, à cheval entre passé, présent et futur. Un monde ambivalent, hanté par le fantôme de Pina, qui paraît autant étranger que familier.
Avant d’entrer, les consignes sont chuchotées : aucun bruit n’est toléré, même aux abords de la salle. Si Forever est conçue initialement comme une « installation dansée », où l’on est libre d’entrer et de sortir, on y pénètre toutefois sur la pointe des pieds. Arrive-t-on dans un espace sacré ? Forever est-il un mausolée pour Pina Bausch ? À la place des stèles, s’imposent les fameuses chaises en bois de Café Müller. Elles définissent les trajectoires des danseuses et danseurs, stoppant leurs mouvements, redéfinissant l’espace à chaque passage.
Six danseurs en jogging se lancent alors dans une première version, comme si on assistait à une répétition. On y reconnaît les personnages de la pièce : celle qui avance les yeux fermés, l’intérieur des poignets dirigé vers l’avant ; celui qui dégage la voie pour une femme somnambule qui se cogne les tibias dans les pieds de chaise ; celle qui circule en escarpins, inquiète et impuissante ; un couple qui s’étreint avec violence. La boucle suivante est plus proche de la version originale, costumes compris : longue robe blanche et costard noir. Vu et analysé au fil des années comme un miroir de l’âme, une métaphore du désir, Café Müller transcrit toujours, avec une justesse désarmante, les émotions humaines en convoquant des états de corps aux antipodes : l’amplitude des ports de bras, les portés, les corps jetés sur les murs, qui s’entrechoquent avec des « petites menées » sur talons et des marches incertaines.
Les compositions poignantes d’Henry Purcell alternent avec de longs moments de silence. Une atmosphère dense s’installe. Assis autour de la scène, ou appuyé sur les rambardes des coursives, on entre peu à peu dans le monde de Pina. Les fantômes du Tanztheater y valsent avec les vivants, comme en témoignent ces intermèdes hagiographiques où artistes et danseurs racontent leur relation avec la chorégraphe. Dans cet univers intemporel, les séquences se répètent en boucles, hypnotisantes, comme pour évoquer la répétition des phrases dansées : les corps claqués sur le mur à plusieurs reprises – qui rappellent le tourniquet de la pièce originale – ou une danseuse, assise, qui retire son haut et pose délicatement son buste sur la table. Elles font écho à notre intériorité, à nos souvenirs, au ressac de la pensée, aux impulsions du corps. Elles touchent des sensibilités intimes par leur universalité. Boris Charmatz assistait au remontage de Café Müller à son arrivée dans la compagnie. Avec ses interprètes, ils transmettent à leur tour cet héritage, en apportant un morceau de Wuppertal avec eux.
Belinda Mathieu – www.sceneweb.fr
Forever. Immersion dans Café Müller de Pina Bausch
Conception Boris Charmatz
Avec l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal, les invitées et invités* : Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli, Boris Charmatz, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Letizia Galloni, Scott Jennings*, Lucieny Kaabral, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Milan Nowoitnick Kampfer, Nazareth Panadero*, Héléna Pikon*, Jean Laurent Sasportes*, Azusa Seyama-Prioville, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Frank Willens, Tsai-Chin Yu
Collaboration artistique Magali Caillet Gajan
Lumière Yves Godin
Vestiaire de travail Florence Samain
Direction des répétitions de Café Müller Barbara Kaufmann, Héléna PikonCafé Müller est une pièce de Pina Bausch
Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch
Scénographie et costumes Rolf Borzik
Musique Henry Purcell
Droits de représentation Verlag der Autoren, Francfort-sur-le-Main, représentant la Pina Bausch Foundation
Direction technique Jörg Ramershoven
Régie plateau Dietrich Röder, Martin Winterscheidt
Régie lumière Robin Diehl, Yves Godin
Régie son Andreas Eisenschneider, Karsten Fischer
Régie de scène Andreas Deutz
Coordination costumes Anke Wadsworth
Habillage Katherina Fröhlich, Renatus Matuschowitz
Physiothérapeute Bernd MarszanProduction Tanztheater Wuppertal Pina Bausch + Terrain
Avec le soutien de la Ville de Wuppertal, Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, Ministère de la Culture Drac Hauts-de-France, Région Hauts-de-France, et pour la 78e édition du Festival d’Avignon : Dance Reflections by Van Cleef & Arpels
Remerciements Malou Airaudo, Barbara Kaufmann, Dominique Mercy, Breanna O’Mara, Nazareth Panadero, Héléna Pikon, Jean-Laurent Sasportes, Azusa Seyama-Prioville, Michael Strecker pour leur travail de transmission, Martin DescombelsAssociation d’idées est extrait de Pina Bausch, Histoires de théâtre dansé de Raimund Hoghe et Ulli Weiss, traduction de Dominique Petit, publié aux éditions L’Arche Éditeur en 1987.
Rappel à l’ordre de l’amour de Hervé Guibert (1982) est publié dans Articles Intrépides, aux éditions Gallimard en 2008.Durée : 2h
Festival d’Avignon 2024
La FabricA
du 14 au 21 juillet (sauf le 16), à 13h, 15h, 16h45 et 18h
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