Dans son solo créé au festival Les Rencontres à l’Échelle, à Marseille, et programmé au Festival d’Avignon, le danseur et chorégraphe d’origine tunisienne tente de décortiquer sa propre danse en vue de la décoloniser.
Le titre du nouveau solo de Mohamed Toukabri est à la mesure de l’ambitieuse exploration qu’il souhaite y mener. Dans Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday, dit l’artiste, il s’agit de traiter de plusieurs sujets déjà abordés dans ses trois premiers spectacles personnels : « L’histoire, l’héritage, la mémoire, l’identité, la perception, la transformation et la décolonisation ». Un sacré programme, que le danseur et chorégraphe d’origine tunisienne affronte en prenant sa propre danse comme objet d’étude. Très en vogue depuis quelques années, notamment chez des artistes appartenant à des minorités, l’approche du corps comme archive est celle que dit vouloir emprunter Mohamed Toukabri. Ayant débuté par le hip-hop avant de se former à la danse contemporaine – dans son pays d’origine, puis à P.A.R.T.S, à Bruxelles –, puis de multiplier les expériences en tant qu’interprète auprès de chorégraphes réputés tels que Sidi Larbi Cherkaoui, Anne Teresa De Keersmaeker et Jan Lauwers, le danseur a sans aucun doute dans son parcours le nombre de strates nécessaires pour prétendre au type de travail autofictif qu’il annonce dans cette pièce. Pour donner à voir ces différentes composantes de son geste actuel, afin d’en révéler les places respectives, Toukabri déclare se livrer à une dissection de sa danse. Sans réussir à rassembler tous les outils nécessaires à pareille opération, et en en utilisant d’autres qui font dévier le spectacle du chemin annoncé.
La voix féminine synthétique, répétitive, qui accueille le spectateur, et dont les paroles en anglais sont aussi projetées en fond de scène en un mouvement assez psychédélique, pose d’emblée le refus par Mohamed Toukabri d’une écriture narrative classique. La voix anonyme, dont on ne saura jamais à qui elle est ni quelle relation elle entretient avec le danseur, ne nous apprend rien de l’artiste, dont les pièces précédentes racontaient des aspects de sa vie ou de sa personnalité : son entre-deux cultures dans son premier solo, The Upside Down Man (2018), son lien avec sa mère au plateau avec lui dans The Power (of) The Fragile (2021) et son goût pour l’œuvre du chorégraphe allemand Raimund Hoghe dans For the Good Times (2023), créé au Festival d’Avignon dans le cadre des séries Vive le sujet !. « This is not Mohamed », entend-on même dans la boucle sonore. L’ombre qui recouvre la scène est si dense dans la première partie du spectacle qu’on ne peut infirmer la chose avec certitude. C’est pourtant bien la silhouette de Mohamed Toukabri que l’on voit se déplacer dans l’obscurité presque totale, dansant sûrement déjà. Son effacement face au texte, signé par l’autrice et metteuse en scène tunisienne Essia Jaïbi, au son qui l’accompagne, conçu par Annalena Fröhlich, ou encore à la création lumière de Stef Stessel peut être interprété comme la mise en scène d’une difficulté à émerger en tant que personnalité à part entière quand on est fait d’éléments divers, voire conflictuels. En l’occurrence, une culture d’origine arabe et une culture artistique essentiellement occidentale.
C’est du moins sur ces deux composantes de son identité que Mohamed Toukabri centre sa recherche, ce qui a tendance à le faire revenir sur ses pas, ceux de son premier solo. De ses propos relativement abstraits et emmêlés, la voix initiale ne tarde pas à prendre un tournant plus explicite, soulignant la distance entre le spectateur et l’interprète, enjoignant par exemple le premier à bien regarder le corps étranger du second, et posant la question de la langue adéquate pour celui qui s’adresse à un public d’une autre culture que la sienne… Si Mohamed Toukabri sort peu à peu de son obscurité, la parole fort explicative entourant sa présence et ses gestes a tendance à enfermer ceux-ci dans une binarité Orient/Occident qui limite la portée d’une danse dont on peut pourtant par moments observer la complexité et la beauté. En plaçant public et artiste dos à dos au lieu d’ouvrir entre eux le quatrième mur, la dramaturgie de Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday a tendance à mettre à distance les détails de la chorégraphie à laquelle se livre Mohamed Toukabri. Si, dans le premier tableau, après la levée partielle des ténèbres, on peut reconnaître dans les traversées de plateau qu’effectue le danseur l’attitude quotidienne qu’Anne Teresa De Keersmaeker a intégrée dans le langage de la danse contemporaine, et identifier des mouvements typiquement hip-hop, le tout pris dans une théâtralité qui peut faire penser à celle que défend Jan Lauwers, ces composantes ne tardent pas à perdre de leur netteté pour se fondre dans une dénonciation à gros traits de la domination occidentale.
Mohamed Toukabri abandonne en cours de route la tentative de décomposition de sa danse qui occupe son premier tableau, de loin le plus intéressant de tous ceux qui constituent le spectacle. La partition qu’il réalise ensuite au sol en créature dont le visage masqué scintille comme une boule à facettes, puis celle qu’il déploie à visage enfin pleinement visible, illustrent davantage des aspects de la personnalité de l’artiste qu’elles ne continuent de creuser la passionnante question des langues parlées par le corps dansant, avec ou contre son gré. Le constat que développe Mohamed Toukabri dans un texte de présentation d’une hiérarchie dans le milieu de la danse entre tous les styles qu’il a pratiqués peine aussi à s’exprimer de façon convaincante. Cette piste était pourtant plus riche et singulière que celle du rapport Orient/Occident, dont la centralité ici semble occulter la présence de longue date sur le champ chorégraphique occidental de bien des artistes entre deux cultures, tels Bouchra Ouizguen, également programmée au Festival d’Avignon, Nacera et Dalila Belaza, de nombreux chorégraphes mêlant hip-hop et danse contemporaine ou encore Radouan Mriziga, crédité comme regard extérieur de Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday et dont la pièce Magec / the Desert sera aussi présentée à Avignon. Lequel aurait gagné soit à préciser sa dimension autobiographique, soit à élargir sa focale, à se connecter à d’autres parcours.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Every-Body-Knows-What-Tomorrow-Brings-And-We-All-Know-What-Happened-Yesterday
Concept et chorégraphie Mohamed Toukabri
Texte et voix Essia Jaïbi
Conception sonore Annalena Fröhlich, DEBO Collective
Design graphique et animation Alyson Sillon
Dramaturgie Eva Blaute
Scénographie et création lumière Stef Stessel
Technicien en éclairage Matthieu Vergez
Regard extérieur Radouan Mriziga
Costumes Magali GrégoirProduction Caravan Production (Bruxelles)
Coproduction Théâtre Les Tanneurs (Bruxelles), Needcompany (Bruxelles), VIERNULVIER (Gand), Charleroi Danse centre chorégraphique de Wallonie (Bruxelles), STUK (Leuven), Concertgebouw (Bruges), Beursschouwburg (Bruxelles), Le Gymnase CDCN (Roubaix), Perpodium (Anvers)
Coréalisation Festival d’Avignon, Les Hivernales – CDCN d’Avignon
Avec le soutien des Autorités flamandes et Tax Shelter du gouvernement fédéral de Belgique Cronos Invest
Avec l’aide de Résidences Théâtre Les Tanneurs, corso, Le Gymnase CDCN, Les Bancs Publics Festival Les Rencontres à l’échelle, Studio Thor avec le soutien de la Compagnie Thor / Thierry Smits, NeedcompanyMohamed Toukabri est artiste associé au Théâtre Les Tanneurs.
Durée : 1h15
Vu en juin 2025 à la Friche la Belle de Mai, Marseille, dans le cadre des Rencontres à l’Échelle
Maison Folie Wazemmes, Lille, dans le cadre du festival Latitudes Contemporaines
le 24 juinJulidans, Amsterdam (Pays-Bas)
les 4 et 5 juilletFestival d’Avignon, Les Hivernales, CDCN d’Avignon
du 10 au 20 juillet, à 10h (relâche le 15)KAAP – Brugge / Oostende (Belgique)
le 20 septembreBeursschouwburg, Bruxelles (Belgique)
les 23 et 24 octobreViernulvier, Gent (Belgique)
les 29 et 30 octobreTheater Antigone, Kortrijk (Belgique )
le 5 novembreCorso, Antwerpen (Belgique)
le 20 novembreCC Sint-Niklaas (Belgique)
le 22 novembreCC De Factorij, Zaventem (Belgique)
le 27 novembreThéâtre les Tanneurs, Bruxelles (Belgique)
du 24 au 28 mars 2026
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