Porté par le Théâtre du Centre Français de Berlin, le projet Eurograph rassemblera à partir du 1er décembre sous la forme d’un abécédaire numérique des vidéos inédites de 52 artistes allemands et français. Leurs mots d’ordres : joie, écoute, curiosité.
« Eurograph a été imaginé bien avant le Covid ». Si Luc Paquier, directeur artistique du Théâtre du Centre Français de Berlin ouvre notre conversation Zoom par cette mise au point, c’est que ce projet franco-allemand est de circonstance. Avec pour ambition de « remettre modestement un peu de gaité et d’énergie dans nos quotidiens en réinvestissant nos vocabulaires », cet abécédaire numérique offre non seulement de la joie et de la bonne humeur, mais aussi une part de surprise, de hasard.
L’alphabet comme aventure
Pour accéder aux 52 vidéos réalisées par 26 artistes allemands et autant de Français, il ne suffit pas de se connecter sur le site www.eurograph.art : il faut inscrire un mot de son choix dans le champ prévu à cet effet. Chacune de ses lettres fera apparaître les deux vidéos correspondantes : l’une d’un artiste français, l’autre d’un Allemand. « Ainsi, on ne sait pas sur quoi l’on va tomber à chaque fois. Le but étant de susciter l’ouverture, la curiosité », nous explique Luc Paquier avant d’illustrer ses propos par quelques vidéos de 90 secondes chacune. Cette durée étant la seule contrainte de l’exercice, avec le choix de mots « positifs ».
Les 52 artistes sélectionnés pour Eurograph reflètent l’identité que Luc Paquier souhaite donner au lieu indépendant qu’il dirige. « L’ancien Centre Culturel Français a été géré par les Forces Françaises Alliées à Berlin jusqu’en 1992. Son activité a été maintenue dans un esprit d’amitié franco-allemande. Je souhaite aujourd’hui poursuivre dans cette voie, notamment à travers un programme de résidences d’artistes et au sein la Maison des francophonies inaugurée en 2019, qui comprend un important volet culturel ». Le joyeux abécédaire qui sera lancé le 1er décembre s’inscrit dans cette démarche. Il témoigne aussi du désir de Luc Paquier de soutenir les artistes français et allemands dont il considère les écritures et les gestes comme singuliers, essentiels à l’époque. « Des artistes engagés, aux démarches clairement politiques, et d’autres qui déploient des univers plus poétiques ».
De la Symbiose à l’Insoumission
Des signatures bien connues en côtoient aussi d’autres qui le sont moins, et toutes les disciplines sont de la fête : Eurograph cultive les contrastes. Il rassemble par exemple David Wahl, spécialisé dans l’art de la « causerie » sur toutes sortes de choses curieuses, et la performeuse Rébecca Chaillon, qui fait de son corps l’instrument d’une pensée féministe et décoloniale. Nous étions avec David Wahl à Océanopolis, Centre de culture scientifique et technique dédié aux Océans situé à Brest (voir notre papier ici), lorsqu’il s’apprêtait à tourner sa vidéo pour l’abécédaire. Devant une machine unique en son genre – « une prouesse technologique ! », s’émerveillait-t-il –, l’artiste nous racontait le processus de symbiose entre la crevette et la bactérie. Face à la machine en question, c’est donc ce phénomène naturel qu’il explique dans son court film. « J’ai vu dans cette proposition de Luc Paquier l’occasion de parler d’Oceanopolis, qui est pour moi un partenaire très précieux. J’ai pris beaucoup de plaisir à me prêter à ce jeu, en y donnant un aperçu de ma démarche, très liée à la recherche scientifique ».
Lorsque Rébecca Chaillon lui a proposé de traiter la lettre « r » avec le mot « Rage », Luc Paquier a d’abord hésité. De même lorsque la metteure en scène et traductrice Leyla Rabih lui a exprimé son désir d’illustrer la lettre « i » avec « Insoumission ». A-t-on là à faire à un lexique « positif » ? Les deux artistes ont su le convaincre. « La contrainte de l’exercice, cette injonction à être ‘’positif’’ m’a d’abord posé question. Je veux bien être positive sur la forme, mais est-il vraiment intéressant de l’être dans le fond ? Parler d’insoumission, qui est pour moi une condition de survie psychologique, m’a permis de trouver du sens dans cet exercice ». Si l’abécédaire a des règles, elles sont assez souples pour donner aux 52 artistes la possibilité de se les approprier.
En attendant le retour du réel
Comme David Wahl, Leyla Rabih et Rébecca Chaillon prolongent dans leurs vidéos des chemins anciens. Par Zoom, Leyla dialogue avec un complice de longue date, le comédien Elie Youssef actuellement au Liban, de la notion d’insoumission. Tandis qu’à demi-nue dans une baignoire, Rébecca Chaillon se livre à l’un des gestes récurrents dans ses performances : manger. Tout en réfléchissant à voix haute sur la rage, elle avale de la lessive sous toutes ses formes. Son affirmation d’un corps, d’un rapport au monde singulier sont bien perceptibles dans ces 90 secondes d’étrange dégustation, que l’artiste a réalisée avec sa compagne Sandra Calderan. « Dans la période que nous traversons, il est très précieux de pouvoir travailler, et d’être payés pour cela. En plein confinement, Sandra et moi nous sommes beaucoup amusées à faire ce film », dit Rébecca Chaillon.
Pour elle comme pour les autres, Eurograph est une belle parenthèse avant le retour sur les plateaux, devant un public. Luc Paquier voit aussi les choses ainsi. « En aucune façon le virtuel ne pourra remplacer le réel, la rencontre entre artistes et spectateurs en un lieu précis. C’est une manière de rappeler qu’il y a des artistes au travail, capables de penser le monde ». Outre les trois artistes dont nous avons déjà parlé, citons par exemple l’autrice Pauline Peyrade, la chanteuse franco-tunisienne Nawel Ben Kraïem, le collectif de jonglage Petit Travers, le musicien performeur franco-américain Gerald Kurdian, le collectif Gob Squad ou encore les performeurs Gintersdorfer/Klaßen/ La Fleur. Au départ de cet abécédaire, nombreuses sont les destinations possibles !
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Eurograph
À partir du 1er décembre 2020 sur https://www.eurograph.art/
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