À l’Athénée Théâtre Louis-Jouvet, le dramaturge portugais et son fidèle comédien Tónan Quito orchestrent un seul en scène délicat qui sublime la dimension collective de la création artistique.
Survêtement noir et blanc, barbe longue et grisonnante, Tónan Quito s’avance. « On peut y aller ? », demande-t-il aux spectateurs, comme s’il avait besoin de leur complicité pour que le théâtre puisse advenir. Lunettes sur le nez, le comédien ne tarde pas à se lancer : « Maman. J’ai décidé de t’écrire cette lettre, même si ce n’est pas à toi que je voulais l’adresser. / Car c’est toi qui as fait couler le sang qui souille ce pays. » La calligraphie différenciée des surtitres projetés en fond de scène fournit un indice précieux. Issu d’un même ouvrage, le texte provient en réalité de deux plumes distinctes. On reconnaît bientôt celle de Sophocle en train de tricoter Œdipe Roi et on devine celle d’un détenu qui, au long des lignes intercalées entre les répliques de ce chef d’oeuvre antique, se confie à sa mère. « Cette lettre que j’écris entre les lignes de ce livre ancien est pour Papa. / La voici : je détiens en moi la force du vrai. » À plusieurs siècles d’écart, les histoires du maître de Thèbes et du prisonnier se mettent alors à dialoguer, jusqu’à entrer en résonance : l’un et l’autre ont tué leur père, et doivent désormais en assumer les conséquences.
Cet exemplaire d’Œdipe Roi à nul autre pareil, Tónan Quito raconte l’avoir trouvé dans la bibliothèque de son paternel, rachetée à un major du Mozambique. En théorie, le comédien n’aurait pas dû aller fouiller dans les rayonnages familiaux. Fidèle parmi les fidèles de Tiago Rodrigues avec qui il travaille depuis nombre d’années, il attendait du dramaturge un texte clef en main, un monologue autour d’Œdipe qu’il devait jouer dans la grande salle de l’Athénée, et non dans l’écrin intimiste de la salle Christian Bérard où il se retrouve aujourd’hui. Oui, mais voilà, Tiago Rodrigues a, comme souvent, pris du retard, et la pièce promise ne vient pas. « Je suis dans le pétrin, j’ai peur, confesse l’acteur. Mais je reste calme parce que c’est toujours comme ça, parce que je finis toujours par avoir peur. C’est un jeu, on ne sait tous les deux y jouer parce qu’on l’a nous-même inventé, ce jeu c’est notre façon de faire les choses. Quand il dit qu’il aura terminé le texte et qu’il ne le fait pas, il n’est pas en train de me mentir. Il est en train de me dire exactement ce qu’il faut pour que le jeu puisse commencer. » Ce jeu, c’est celui de la création théâtrale que ce spectacle s’attache à sublimer, dans un exercice délicat et fragile qui fleure bon le doute et les tremblements desquels Tiago Rodrigues est coutumier.
À la manière d’Œdipe lancé à la poursuite du meurtrier de Laïos, les spectateurs sont invités à cheminer à l’aveugle et à tâtons dans un dédale métaphorique qui ne livrera ses clefs qu’aux plus opiniâtres, à ceux qui accepteront de se laisser porter sans avoir de destination précise. Car, conformément à son titre, tout n’est qu’enchevêtrement dans cet Entre les lignes. Enchevêtrement de plumes et de destins dans cet exemplaire d’Œdipe Roi enrichi, dont les passages régulièrement lus par Tónan Quito scandent et rythment l’intégralité de la pièce ; enchevêtrement de la réalité et de la fiction qui, peu à peu, dévore ce récit de création prétendument manquée ; enchevêtrement de regards et d’apports qui, assemblés, concourent à la réussite d’un spectacle. En creux, Entre les lignes s’impose alors comme un manifeste contre la toute-puissance de l’auteur et/ou du metteur en scène, contre sa mainmise sur un processus créatif. En replaçant son comédien, de gré ou de force, au centre du jeu, en se décrivant lui-même comme un dramaturge lâche et aveuglé, Tiago Rodrigues se définit comme un contributeur parmi d’autres, un modeste artisan qui dépend de ceux qui l’entourent – comédien, scénographe, public… –, sans qui aucun spectacle ne pourrait voir le jour. Telle l’écriture de Sophocle mêlée à celle du prisonnier, ses mots prennent, grâce à eux, une autre dimension.
Créée en février 2013 au São Luiz Teatro Municipal de Lisbonne, puis en mars 2016, dans sa version française, dans le cadre du festival Terres de Paroles, cette pièce a la saveur des premiers spectacles que le metteur en scène portugais avait présentés en France – By Heart, Antoine et Cléopâtre, Bovary, Sopro, The Way She Dies – dans sa façon de décaler le regard et d’oser l’inattendu. Perturbante dans sa construction rhizomique, sans doute plus prompte à émerveiller les initiés que les néophytes, elle profite, avant toute chose, de la performance de Tónan Quito. Guide hors pair et débonnaire, doté d’une aisance déconcertante, le comédien paraît livrer ce récit de vie artistique pour la première fois et, tout en douceur, transforme les spectateurs en confidents privilégiés, en explorateurs capables de toucher du doigt ce qui habituellement se dérobe à leurs yeux, ce qui traditionnellement reste caché entre les lignes.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Entre les lignes
Une création de Tiago Rodrigues & Tónan Quito
Texte Tiago Rodrigues
Avec Tónan Quito
Collaboration artistique Magda Bizarro
Décor, lumière, costumes Magda Bizarro, Tiago Rodrigues, Tónan Quito
Direction technique André Pato
Traduction française Thomas Rasendes
Opération surtitres Sónia De AlmeidaProduction déléguée OTTO Productions – Nicolas Roux & Lucila Piffer
Production de la création originale Magda Bizarro & Rita Mendes
Un projet de la compagnie Mundo Perfeito (2013) avec le soutien du Gouvernement portugais et DGArtes.Durée : 1h20
Athénée Théâtre Louis-Jouvet, Paris
du 23 novembre au 17 décembre 2022Théâtre du Bois de l’Aune, Aix-en-Provence
les 13 et 14 avril 2023Théâtre Garonne, Toulouse
du 19 au 22 avrilLa Faïencerie, Théâtre de Creil
les 26 et 27 mai
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