À la Comédie de Valence, le metteur en scène prouve, malgré un texte trop sage, que le théâtre et le cinéma, lorsqu’ils sont intimement liés, sont capables d’explorer les frontières du réel.
Contrairement à d’autres metteurs en scène qui se contentent de leur terrain de jeu bien balisé, Marc Lainé est un explorateur. Explorateur de territoires – le Grand Nord dans Vanishing Point –, explorateur d’histoires – Construire un feu – et de l’Histoire – Nosztalgia Express –, explorateur de l’intime – La Chambre désaccordée –, mais aussi explorateur de styles – le road trip ou le rail trip dans Nos paysages mineurs – et de genres. Après avoir invité, dans un élan peu commun, le gore sur un plateau de théâtre avec Hunter, le directeur de la Comédie de Valence a décidé de s’immerger dans le fantastique, non pas à travers une, mais au fil de trois créations aussi autonomes qu’intrinsèquement liées. Imaginé l’an passé – et repris jusqu’au 6 novembre prochain –, le premier volet, Sous nos yeux, prend la forme d’un roman graphique, d’une exposition et d’un parcours pédestre organisé dans les rues de Valence. Du passage souterrain de la gare au square Stendhal, en passant par un dédale de canaux au charme fou situés dans le quartier Châteauvert, le spectateur-marcheur suit, au gré des récits de sept témoins et des beaux dessins grandeur nature de Stephan Zimmerli habilement glissés dans le paysage, les derniers pas de Lucas Malaurie qui, au soir du 27 juin 2019, s’est volatilisé sans laisser de traces.
Cette disparition inexpliquée, relatée par un journaliste-enquêteur valentinois, Marc Lainé a voulu dans un second volet, En travers de sa gorge, la vivre de l’intérieur, ou plutôt en ausculter les troubles conséquences. Incapable de se remettre du départ de son compagnon, Marianne se noie dans l’écriture du scénario de son prochain film, une adaptation contemporaine de Faust dont elle peine à voir le bout. Retranchée dans cette maison du Vercors qu’elle a longtemps abhorrée, elle reçoit la visite de Léa, une scénariste, qui doit, à la demande de Charles, son producteur, l’aider à terminer son script. Aux prises avec ce deuil qu’elle ne parvient pas à faire, Marianne se montre peu amène avec cette experte qu’elle renvoie manu militari. Malgré le soutien de l’une de ses amies, Julie, ancienne collègue, mais aussi ancienne maîtresse de Lucas, la jeune femme semble progressivement sombrer dans la folie, jusqu’à ce qu’un appel nocturne la sorte de sa torpeur. A l’autre bout du fil, elle croit reconnaître, après quelques secondes d’hésitation, son compagnon, mais voit tout à coup surgir un inconnu dans son salon qui, s’il a bien la voix de Lucas, n’a pas du tout son physique. Après une série de questions, Marianne acquiert une intime conviction : ce jeune homme, Medhi, est possédé par l’esprit de son mari, qui, à l’en croire, s’invite dans son enveloppe corporelle de façon intermittente, et incontrôlée.
A travers cette histoire aux frontières du réel, Marc Lainé prouve, une nouvelle fois, son goût pour les récits amples et ramifiés, qui multiplient les parcours de vie, les liens entre présent et passé et les connexions avec ses anciens spectacles, tels Spleenorama, Vanishing Point et La Chambre désaccordée qui tentaient déjà de se mesurer aux fantômes et d’écouter ce qu’ils avaient à nous dire. Aussi limpide soit-il dans sa construction dramaturgique, où il serait pourtant aisé de se perdre tant elle est riche, ce dernier-né se révèle toutefois un brin trop sage pour convaincre pleinement. Si l’auteur et metteur en scène assume le fantastique, en dépit d’une pirouette de fin discutable, il lorgne davantage du côté de la sitcom que de la nouvelle sidérante, et ne parvient que trop rarement à faire émerger cette douce sensibilité propre à l’intime qu’habituellement on lui connaît. Tandis que l’ésotérisme bénéficie d’un large regain d’intérêt, qu’il aurait pu chercher à jouer avec le trouble qu’il sème dans la perception du réel de ses personnages, Marc Lainé parait uniquement se focaliser sur le déroulé, et la cohérence, de son récit qui, au demeurant, mériterait d’être resserré pour gagner en puissance de frappe, en nervosité et en efficacité. D’autant que, peu à peu, le dramaturge se laisse aller à un style d’écriture plus romanesque que théâtral qui tend, à l’épreuve du plateau, à étirer les actions et à les noyer dans un ensemble un peu bavard.
Reste que, dans sa façon d’enchevêtrer, comme peu de ses homologues, le théâtre et le cinéma, Marc Lainé fait de nouveau montre de son impeccable maestria scénique. Loin de se phagocyter l’un l’autre, les deux arts ne cessent de se nourrir, et laissent aux spectateurs le soin de balader leur regard du plateau à l’écran, et inversement. Alors qu’on aurait pu penser qu’il avait, au fil du temps, épuisé les ressources de son modus operandi, le metteur en scène prouve qu’il peut pousser le curseur encore plus loin et explore, notamment, les potentiels du contre-champ comme révélateur des turpitudes, et des intentions, de ses personnages. Des lumières de Kevin Briard aux bruitages de Morgan Conan-Guez, en passant par la réalisation vidéo de Baptiste Klein, tout s’avère remarquable de précision et de minutie, et concourt à créer des images à la photographie particulièrement léchée avec, toujours, le théâtre et l’humain en leur centre. Car, si leur jeu pouvait parfois paraître un peu vert au soir de la première, les comédiennes et comédiens ne ménagent pas leur peine pour donner du relief à l’aréopage de personnages qu’ils incarnent. De Marie-Sophie Ferdane en femme magnétique à Yanis Skouta en marabout-marabouté, d’Adeline Guillot en maîtresse éconduite à Bertrand Belin en fantôme possesseur, tous prennent le risque de jouer à fond la carte de la possession, avec les dangers et les multiples facettes qu’elle comporte. En cela, Marc Lainé réussit son pari : celui d’assumer le théâtre avec les artifices du cinéma, et de montrer au réel qu’il n’est, peut-être, pas aussi complet qu’il ne le croit.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.
En travers de sa gorge
Texte, mise en scène et scénographie Marc Lainé
Avec Bertrand Belin, Jessica Fanhan, Marie-Sophie Ferdane, Adeline Guillot, Yanis Skouta, et la participation de Dan Artus, Thomas Gonzalez, Laurie Sanquer, David Hanse, Farid Laroussi, Charles Rey
Musique originale Superpoze
Lumière Kevin Briard
Vidéo Baptiste Klein
Son Morgan Conan-Guez
Costumes Benjamin Moreau
Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu
Stagiaire à la mise en scène Antoine de Toffoli
Collaboration chorégraphique I-Fang Lin
Collaboration à la scénographie Stephan Zimmerli
Assistanat à la scénographie Juliette Terreaux
Développeur vidéo Yann Philippe
Assistanat costumes Dominique Fournier
Maquilleuse Maléna PlagiauProduction La Comédie de Valence – CDN Drôme-Ardèche
Coproduction Théâtre Olympia, Centre dramatique national de Tours ; Maisondelaculture Bourges/Scène nationale ; MC2: Maison de la Culture de Grenoble ; La Passerelle – Scène nationale de Gap Alpes du Sud
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national et le soutien du CENTQUATRE-PARISDurée : 2h25
Théâtre du Rond Point, Paris
du 6 au 16 mars 2024Théâtre de Lorient, Centre dramatique national
20 et 21 mars 2024Espace des Arts, Scène nationale de Chalon-sur-Saône
4 et 5 juin 2024
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