Dans À Huis Clos, le rappeur orchestre une confrontation musclée entre deux hommes que tout oppose, à commencer par leur vision de la police et de la justice, non sans échapper à un certain manichéisme.
Malgré un plein tarif prohibitif de 45 euros – qui fait de Chaillot le plus onéreux, hors Opéra-Comique, de tous les théâtres nationaux –, il était remarquable et heureux d’observer, au soir de la première parisienne d’À Huis Clos, une salle Firmin Gémier beaucoup plus diverse qu’à l’accoutumée, garnie de spectateurs néophytes ou, à tout le moins, peu habitués à un tel décorum. Cette diversité, le lieu la doit sans aucun doute au nom de Kery James, qui avoue lui-même « ne pas bien connaître le monde du théâtre » dans lequel il ne met « pas souvent » les pieds. En matière d’art dramatique, le rappeur, auteur, compositeur, scénariste, réalisateur et poète, désormais associé au Théâtre national de la Danse, n’en est pourtant pas à son coup d’essai. En 2017, l’artiste était, déjà, monté une première fois sur les planches dans À vif dont il avait, déjà, signé le texte. À l’occasion de la finale d’un concours d’éloquence, s’y jouait une confrontation entre deux avocats, l’un, Soulaymann, issu des banlieues défavorisées, l’autre, Yann, originaire des beaux quartiers, comme reflets de ces « deux France » dont il espère la réconciliation.
Quelques années et deux films, Banlieusards et Banlieusards 2, produits par Netflix plus tard, Kery James reprend le même procédé dramaturgique, le même combat et le même rôle en endossant, à nouveau, celui de Soulaymann. Cette fois, l’avocat fait irruption dans l’appartement cossu d’un juge. Sous l’apparence fallacieuse d’un coursier, il dupe le magistrat, trompe sa vigilance et ne tarde pas à le mettre en joue. Devant l’incompréhension de sa victime, l’assaillant décline son identité : il est le frère de Demba, ce jeune homme tué par la police à l’issue de ce qui, à ses yeux, constitue une bavure. Venu pour se venger afin, pense-t-il, d’étancher sa douleur, Soulaymann a la ferme intention d’abattre le juge, qu’il tient pour responsable de l’acquittement du policier mis en cause, au motif qu’il aurait influencé la décision des jurés qui composaient la Cour d’assises. Pris dans une logique oeil pour oeil, dent pour dent, « une vie pour une vie », les deux hommes entament alors un dialogue, où leurs visions diamétralement opposées de la police et de la justice éclatent au grand jour.
À travers ce duel, Kery James orchestre, une nouvelle fois, un face-à-face entre ces « deux France » qui se regardent en chiens de faïence. L’une des quartiers bourgeois, personnifiée par un magistrat du XVIe arrondissement, pétri de rectitude et persuadé d’être dans son bon droit ; l’autre des quartiers populaires, « prolétaires » écrit l’artiste, menacée par un système qui ne comprend pas les causes de sa révolte et incarnée par ce jeune avocat qui, aux prises avec le deuil de son frère, est soumis à un mouvement pulsionnel. Et pourtant, malgré ce fossé apparent, une discussion parvient à naître entre ces deux parties que d’aucuns décrivent comme antagonistes. Grâce à ce lien qu’il tisse patiemment, y compris en osant un échange sur le sentiment amoureux, Kery James montre, avec justesse, que ces deux individus sont, en dépit de leurs différences, avant tout des Hommes avec leurs fêlures, leurs problèmes personnels et qu’il disposent, en cela, d’un terreau commun, d’une humanité commune, sur laquelle peut germer, puis grandir un dialogue, avec les vertus que souvent il suppose.
Toutefois, dans le versant plus politique de son discours, le rappeur n’échappe pas à un certain manichéisme dans sa façon d’opposer le jeune avocat, qui jette l’opprobre sur l’ensemble de la police, décrite comme un amas de méchants flics auteurs de violences à répétition à l’aide d’exemples bien sentis – la mort de Nahel, l’affaire Michel Zecler, le cas d’un policier municipal de Saint-Ouen condamné pour avoir uriné sur des mineurs… –, et l’imperturbable magistrat, défenseur devant l’éternel des forces de police, qui n’hésite pas à citer des noms de fonctionnaires sacrifiés – Clarissa Jean-Philippe, Arnaud Beltrame – et des cas d’attaques en règle, comme celle survenue à Viry-Châtillon en 2016. Dès lors, l’échange entre les deux hommes paraît rejouer le débat politique actuel, sans parvenir à le dépasser, avec des arguments maintes fois entendus, et donc largement émoussés.
Malgré tout, la mise en scène de Marc Lainé, si elle ne réussit pas toujours à faire monter suffisamment la tension, parvient à tenir en haleine. Avec son habituelle grammaire scénique, qui mêle théâtre et cinéma, jeu engagé et gros plan vidéo, il renforce encore le côté face-à-face, et transforme le plateau en ring, cerclé par un rail où naviguent deux caméras. En cultivant le champ-contrechamp, il capte, et donne à voir, l’influence des discours sur les visages et dans les esprits. Face à Kery James, sans doute, et logiquement, le moins à l’aise des deux, mais qui gagne en justesse et en puissance à mesure que le spectacle avance, Jérôme Kircher campe un juge en clair-obscur, coincé entre son bouillonnement intérieur et son calme de façade. Sans délivrer l’uppercut théâtral attendu, À Huis Clos donne alors du grain à moudre à ceux qui douteraient encore de la réalité des violences policières, et pousse tout un chacun au dialogue, plutôt qu’à l’affrontement, pour sortir de l’engrenage mortifère.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
À Huis Clos
Écriture Kery James
Mise en scène, scénographie Marc Lainé
Avec Kery James, Jérôme Kircher
Dramaturgie Agathe Peyrard
Assistant à la mise en scène Olivier Werner
Collaboration artistique Naïlia Chaal
Création et régie vidéo Baptiste Klein, Yann Philippe
Régie générale Thomas Crèvecoeur
Création lumière Kévin Briard
Régie lumière Kévin Briard, Juliette Labbaye, Samuel Kleinmann
Création sonore Clément Rousseaux
Costumes Marie-Cécile ViaultProduction Astérios Spectacles & Otto Productions
Coproduction Chaillot – Théâtre national de la Danse, Les Quinconces et L’Espal – Scène nationale du Mans, Le Radiant-Bellevue à Caluire-et-Cuire, La Machinerie – Théâtre de Vénissieux, Maison de la Musique de Nanterre, Théâtre de Dreux, Théâtre Jean Vilar (Vitry-sur-Seine), La Filature – Scène nationale (Mulhouse), La Comédie de Valence — CDN Drôme Ardèche, Théâtre-Sénart — Scène nationale
Coréalisation Théâtre du Rond-PointDurée : 1h15
Chaillot – Théâtre national de la Danse, Paris
du 11 au 14 octobre 2023Espace 1789, Saint-Ouen
les 17 et 18 octobreLe !POC!, Alfortville
le 9 novembre 2023Théâtre du Rond-Point, Paris
du 15 novembre au 3 décembre 2023L’ARC, Scène nationale du Creusot
le 8 décembreLa Machinerie – Théâtre de Vénissieux
le 12 décembreL’Avant Seine, Théâtre de Colombes
le 21 décembreLe Radiant-Bellevue, Caluire-et-Cuire
les 23 et 24 janvier 2024MC2: Grenoble
les 26 et 27 janvierBonlieu Scène Nationale, Annecy
les 30 janvier et 1er févrierHalle Culturelle La Merise, Trappes
le 3 févrierLes Quinconces et l’Espal, Scène nationale du Mans
les 6 et 7 févrierThéâtre municipal de Colmar
le 24 févrierThéâtre de Verre, Châteaubriant
le 15 maiThéâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine
les 23 et 24 mai
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