Changer de peau pour sauver sa peau. Elsa Agnès signe sa première pièce, un monologue déroutant et envoûtant qu’elle interprète en caméléon dans une mise en scène au cordeau d’Anne-Lise Heimburger et une scénographie fascinante de Silvia Costa. Un trio de femmes au service de figures féminines diffractées et pourtant unifiées. Un spectacle pénétrant porté par une esthétique tranchée et puissante.
Au Rond-Point, la salle Roland Topor est celle à laquelle on accède en grimpant. Une enfilade d’escaliers pour la mériter. Un petit effort sous forme de sas pour y entrer. Au Rond-Point, la salle Roland Topor, c’est notre préférée. Même pas 100 places. La plus intime. L’écrin parfait pour ce caméléon ondoyant qui incarne ses pluriels en une seule et même actrice, la délectable Elsa Agnès. Interprète éblouissante aux collaborations royales, allant de Guillaume Vincent (“Songes et Métamorphoses”) à Chloé Dabert (“Iphigénie”, “Le Firmament”) en passant par André Wilms (“Preparadise sorry now” et “Barbe Bleue”) et Cyril Teste (“Nobody”), Elsa Agnès excelle dans le caméléonisme en se glissant d’un univers à l’autre, d’une langue à une autre, sans accroc ni crissement. Mobile, souple, fluide. Mais pas interchangeable pour autant car elle impose néanmoins une personnalité de feu. Avec son visage encore juvénile planté sur un corps de femme ancré et solide, elle se livre ici à un seul en scène intrépide et pénétrant qui porte l’empreinte de son cran.
Le Caméléon est sa première pièce, libre, délurée, incorrecte, où miroitent mille et une femmes en une, où transpire l’envie d’écrire sans contrainte, sans souci de récit en bonne et due forme, compréhensible et balisé, l’envie de se dire et de se cacher à la fois. Le Caméléon c’est Calamity aujourd’hui, une femme qui n’a pas d’âge mais l’énergie de la jeunesse, une femme qui n’est pas sage et tire dans le tas de l’ennui pour ne pas se tasser. Une femme qui quitte, échappe, s’affranchit de tous les cadres. Une femme ou plutôt trois, sans foi ni loi. Qui s’extrait, s’extirpe, s’extrapole. De sa famille, de son milieu, de son pays, de ses origines encombrantes. Une femme qui part. En Inde, à New York, à Paris, au Québec ou en Italie. Qui va voir ailleurs si elle y est et change de prénom comme de chemise, comme on s’invente des rôles et des vies pour ne jamais se laisser contraindre.
Seule au plateau passant d’une femme à une autre sans changer de ton ni de style, sans modifier son jeu à chaque nouveau costume, Elsa Agnès évite la performance d’actrice et l’interprétation de personnages pour créer un caméléon camouflé dans un décor au chromatisme fort qui l’enveloppe et l’habille. Imaginée par Silvia Costa (par ailleurs metteuse en scène, comédienne et collaboratrice rapprochée de Romeo Castellucci), la scénographie ne se contente pas d’habiter le plateau, elle est un partenaire de jeu de premier plan pour la comédienne. Une boîte immense en tissu rouge sang, pleine de chausse-trappes et de passages, d’accessoires cachés, modulable et évolutive, elle contient son animal en cage sans jamais illustrer le texte de façon réaliste. Echo à la couleur rouge qui revient en pointillé dans la pièce comme un leitmotiv subliminal, elle se répand jusque dans le costume et le maquillage.
Fondue dans son écosystème, l’actrice y déploie une langue précise en détails, composée de phrases courtes et implacables. Anguille ou féline, elle se glisse d’un coin à l’autre de son antre, modifie son espace au rythme de son récit, toujours en mouvement. Jusqu’à la chute de ce premier tableau – mais chut nous n’en dirons pas plus – et le dévoilement du suivant. Mise en abyme de nos moi multiples ou des possibles d’une vie, cette première pièce à la première personne du singulier résonne comme un manifeste identitaire à l’envers. Elsa Agnès brouille les pistes, elle diffracte son héroïne dans ses masques et ses frasques pour mieux provoquer un mystère identitaire, une énigme offerte et béante. “Il n’y a personne avec qui je puisse être moi-même” dit-elle et dans sa voix se glisse au fil du texte, comme des miettes de palimpseste, des émanations d’œuvres phares du répertoire, dramatique ou poétique. Racine, Tchekhov, René Char, même Duras, si elle n’est pas directement citée, nous attaque au détour d’une phrase et c’est le titre d’un de ces romans qui nous saute au cerveau, “Détruire dit-elle”.
A la mise en scène de cet ovni théâtral qui prend des allures d’installation habitée, voire hantée, Anne-Lise Heimburger – par ailleurs elle-même comédienne de tempérament – pose son regard affûté, sa finesse d’analyse, sa clairvoyance artistique et cette façon bien à elle de ne jamais déroger à la complexité de ce qui se joue dans les mots et sous les mots. Elle offre à sa comédienne un espace de jeu où la gravité le dispute à l’humour, où l’obscur se noie dans la lumière, où tendresse et brutalité s’entrechoquent. Elle lui déroule un parcours où son corps se déplie et se déploie aussi bien que le ballet des structures scénographiques qui l’entourent. Et fait de cet être de métamorphose, insaisissable, inquiétant autant qu’attachant, une figure de théâtre puissante et universelle, mue par son propre désir, propulsée dans le monde au gré de ses propres assauts et des bottes qu’elle enfile à répétition comme pour mieux arpenter l’existence.
Petit Chaperon rouge noyée sous sa capuche, croquant goulûment dans la pomme défendue ou empoisonnée, coiffe de nonne ou foulard de madone la couronnant, disparaissant entièrement sous une combinaison intégrale, farcie de protubérances textiles déformant sa silhouette, quelle que soit son apparence miroitante, elle ne se soucie de rien, surtout pas de son image, encore moins du qu’en dira-t-on et avance au gré de ses pulsions qu’elle a féroces. Le loup c’est elle qui le mange. Et le blanc de ses dents saute aux yeux sur ce fond rouge qui envahit tout. Rouge pictural autant que théâtral, rouge organique et sanglant, rouge palpitant et furieux. Le Caméléon ne ressemble à rien d’autre qu’à lui-même, c’est un spectacle éclatant et étonnant, qui confirme une actrice déjà remarquée et de nouveau remarquable et révèle une autrice singulière et troublante. On se souviendra longtemps de son regard final, frondeur et brillant, sur fond de piano et de voix en chœur.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Le Caméléon
Texte et interprétation : Elsa Agnès
Mise en scène : Anne-Lise Heimburger
Scénographie : Silvia Costa
Composition instrumentale : Eve Risser
Préparation vocale : Jeanne-Sarah Deledicq
Création sonore : Adrian’ Bourget
Régie générale et lumières : Guillaume Allory
Régie plateau : Loïc Lepierreux
Costumes : Silvia Costa, Anne-Lise Heimburger
Ateliers décors : Atelier du Théâtre du Châtelet
Spectacle créé en mars 2023 à la Comédie, Centre dramatique national de Reims, Production Comédie – CDN de ReimsDurée : 1h20
Du 5 au 23 avril 2023
Au Théâtre du Rond-Point
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