Au Théâtre de l’Odéon, le metteur en scène ausculte les différentes nuances de brun du fascisme à la française, sans parvenir à renouer totalement avec la puissance de son Esthétique de la résistance.
Avec L’Esthétique de la résistance, Sylvain Creuzevault nous avait laissé une impression d’excellence. Créée en mai dernier avec les élèves du groupe 47 de l’École du TNS, et reprise du 9 au 12 novembre prochain à la MC93 Bobigny, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, cette plongée dans l’oeuvre de Peter Weiss offrait une épopée initiatique théâtralement audacieuse et intellectuellement passionnante, où la conjugaison des quêtes politique et esthétique participait à la transformation de l’individu, où la résistance au fascisme, incarnée par un jeune ouvrier allemand, se mêlait aux convulsions de l’utopie communiste. Fort de cette brillante tentative, le metteur en scène a décidé de prolonger l’expérience, de décaler la focale et de se positionner de l’autre côté de la ligne de front. Dans Edelweiss [France Fascisme] qu’il donne en cette rentrée au Théâtre de l’Odéon, l’artiste pose son regard sur ces intellectuels qui, durant la Seconde Guerre mondiale, ont donné vie à un nationalisme, puis à un fascisme à la française, bien au-delà d’une collaboration de circonstances avec l’Allemagne nazie.
Cette exploration, Sylvain Creuzevault la conduit, à la manière d’un historien, à l’intérieur de bornes temporelles bien définies, du mois de juillet 1941 où, dans le sillage du lancement de l’opération Barbarossa, plusieurs partis collaborationnistes créent la Légion des volontaires français pour garnir les rangs de la Wehrmacht, au mois de janvier 1945 où, lors de son procès devant la Cour d’assises de la Seine, Robert Brasillach est condamné à mort pour intelligence avec l’ennemi. Soit des heures de gloire des ultras à leur sauve-qui-peut, de l’écriture des Décombres de Lucien Rebatet, étiqueté « best-seller de l’Occupation », à la préfiguration du Dialogue de « vaincus », mené par Pierre-Antoine Cousteau et le même Rebatet entre les murs de la prison de Clairvaux où, après-guerre, ils se retrouvent détenus. Dans ce laps de temps, le metteur en scène convoque une galaxie d’écrivains, journalistes et politiques dont les idées, aussi rances que mouvantes, évoluent au fil de la guerre, des victoires et des défaites de l’Allemagne nazie. Se croisent et se succèdent alors Marcel Déat et Jacques Doriot, Céline et Pierre Drieu la Rochelle, Otto Abetz et Pierre Laval, Lucien Rebatet et sa mère Jeanne, Pierre-Antoine Cousteau et Robert Brasillach, mais aussi des paysans qui reflètent les mouvements d’opinion de la France profonde.
Avec la rigueur intellectuelle qu’on lui connaît, Sylvain Creuzevault peint, dans la droite lignée de Zeev Sternhell (Ni droite ni gauche. L’idéologie fasciste en France), une fresque politique composée de plusieurs nuances de brun. S’il met en avant le terreau intellectuel commun de ces penseurs, unis par la haine des juifs et des bolchéviques, il révèle également les lignes de fracture qui les divisent, que ce soit en matière d’intégration plus ou moins totale à l’Allemagne nazie, de rapports plus ou moins étroits avec une forme de socialisme, ou encore de réserves plus ou moins grandes à l’égard de la politique de Vichy, jugée trop timorée par certains. À leur côté, Pierre Laval fait d’ailleurs office de courroie de transmission, capable de concrétiser, au moins en partie, ce projet d’inspiration fasciste, d’appuyer sur l’accélérateur de la dynamique vichyssoise, quitte à aller au devant des exigences nazies.
Reste que, dans sa dramaturgie fragmentaire tricotée au plateau comme dans Notre terreur et Le Capital et son singe, Edelweiss [France Fascisme] pâtit de cette construction en rhizome, et peine parfois à dépasser la collection de morceaux choisis, plus ou moins fictionnés et stimulants, à trouver un vrai fil rouge, au-delà du déroulé scolaire de la guerre, qui lui permettrait de gagner en puissance de feu théâtrale et politique. À l’avenant, la mise en scène, toujours au cordeau, dans la maîtrise du plateau comme dans la direction d’acteurs, apparaît souvent un peu trop lisse, sage, voire corsetée, malgré quelques rares moments de folie douce et quelques clins d’oeil à son Esthétique de la résistance – tels l’examen vidéo minutieux du tableau de Brueghel, Margot l’enragée, ou les pancartes que certains personnages portent avec leur prénom. En dépit de l’épaisseur et de la singularité que chaque comédienne et chaque comédien confèrent aux figures qu’ils incarnent, ce groupe d’intellectuels ne se transforme jamais vraiment ni en bande de terreurs, ni en clique de pieds-nickelés, mais fait office d’amas physiquement terne, humainement médiocre et politiquement opportuniste. Comme si, à leur contact sulfureux, pour ne pas dire radioactif, Sylvain Creuzevault avait joué la carte de la prudence et de la saine distance.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Edelweiss [France Fascisme]
Mise en scène Sylvain Creuzevault
De et avec Juliette Bialek, Valérie Dréville, Vladislav Galard, Pierre-Félix Gravière, Arthur Igual, Charlotte Issaly, Frédéric Noaille, Lucie Rouxel et Antonin Rayon (musicien)
Assistant à la mise en scène Ivan Marquez
Dramaturgie Julien Vella
Lumière Vyara Stefanova
Création musique, son Antonin Rayon, Loïc Waridel
Scénographie Jean-Baptiste Bellon, Jeanne Daniel-Nguyen
Vidéo Simon Anquetil
Maquillage, coiffures Mityl Brimeur
Costumes Constant Chiassai-Polin
Régie générale Clément CasazzaProduction Le Singe
Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe, Festival d’Automne à Paris, La Comédie de Saint-Étienne, Théâtre Garonne – scène européenne à Toulouse, L’Empreinte – scène nationale Brive-Tulle, La Comédie de Béthune, Points communs – scène nationale de Cergy-Pontoise
Avec la participation artistique du Jeune théâtre national
En coréalisation avec le Festival d’Automne à ParisLa compagnie est soutenue par le ministère de la Culture / Direction régionale des affaires culturelles Nouvelle-Aquitaine.
Durée : 2h10
Théâtre de l’Odéon, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 21 septembre au 22 octobre 2023Théâtre Garonne, Scène européenne à Toulouse
du 28 février au 5 mars 2024La Comédie de Saint-Étienne
du 12 au 15 marsBonlieu, Scène nationale d’Annecy
les 21 et 22 marsL’Empreinte, Scène nationale Brive-Tulle
les 27 et 28 marsPoints communs, Scène nationale de Cergy-Pontoise
les 30 et 31 mai
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