Patricia Allio et l’équipe réunie autour d’elle invitent dans un geste politique puissant, aussi articulé que cohérent, à ne pas éluder la responsabilité et la nécessité d’actions face à la violence et à l’inhumanité des politiques migratoires.
Après avoir accueilli le public, Patricia Allio explique en guise de prologue que « dispak » signifie en breton « ouvert », « déplié », « défait » ; tandis que « dispac’h » signifie « agitation », « révolution », « révolte ». Mais, ajoute l’autrice, metteuse en scène, réalisatrice et performeuse bretonne, le spectacle aurait tout aussi bien pu s’appeler (et a failli, d’ailleurs) « digor kalon », qui veut dire « ouvrir son cœur » et « apéritif ». Dans cette introduction, comme dans sa forme, il se dit, et se lit, beaucoup de choses quant à ce qui va suivre : la revendication souterraine d’une forme d’hospitalité, l’installation d’une relation particulière avec le public, l’invitation au partage d’un cheminement avec la possibilité que le trajet parcouru irrigue la volonté de (re)saisissements. Ressaisissements de vies, de positions politiques, de pensées, de débats, d’actions.
D’ailleurs, revenons à ce terme « public » qui, pour Dispak Dispac’h, n’est peut-être pas le bon. Car, en nous invitant avant l’entrée en salle à nous déchausser, en proposant un dispositif en quadri-frontal où les gradins – dont la couleur bleue prolonge celle du sol situé au centre de l’espace – sont suffisamment vastes et confortables pour s’asseoir, voire s’allonger, comme bon nous semble, en annonçant la possibilité de se déplacer pendant la représentation – pour changer de point de vue, faire évoluer son regard –, ce spectacle nous inclut en toute horizontalité et nous met en mouvement.
Revenons, également, au qualificatif de « spectacle ». Plutôt que de spectacle, Patricia Allio parle volontiers d’agora. Et c’est bien cela que déploient ce dispositif, son adresse, comme la diversité de personnes qui portent ce projet. Outre Patricia Allio, Dispak Dispac’h réunit le co-fondateur de l’association humanitaire Utopia 56, Gaël Manzi, l’actrice Élise Marie, le militant politique Stéphane Ravacley – connu pour son engagement ayant permis la régularisation de Laye Fodé Traoré qui travaillait dans sa boulangerie comme apprenti –, l’ex-députée européenne et vice-présidente de la Ligue des droits de l’Homme, Marie-Christine Vergiat, et l’activiste et fondateur de Refugees in Lybia, David Yambio. Précisons que le journaliste franco-afghan Mortaza Behboudi étant toujours emprisonné à Kaboul depuis son arrestation par les Talibans en janvier 2023, Dispak Dispac’h intègre par des enregistrements sa présence.
En se déployant sous la forme de conversations – entre les différents régimes de parole, les différentes paroles et les multiples médiums –, Dispak Dispac’h invite à s’emparer de questions qui nous concernent toutes et tous. Soit, comme le raconte Patricia Allio dans l’entretien donné au Festival d’Avignon, « l’aggravation objective des conditions d’accueil des personnes exilées et la nécropolitique menée par [les] démocraties » occidentales. Pour ce faire, la proposition s’appuie sur plusieurs expériences et textes. Citons, par exemple, celle menée par le Tribunal permanent des peuples (qui depuis en 1970 rend justice aux peuples) et l’acte d’accusation émis en 2018 par le Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) listant les violations des droits des personnes en situation de migration. Un écrit percutant et implacable que la comédienne Élise Marie nous transmet au centre du plateau, tournant lentement sur elle-même afin de toujours s’adresser à toutes et tous. À l’énoncé de cet acte d’accusation, s’entremêlent d’autres paroles et actions. Il y a les interventions dansées de Bernardo Montet, des diffusions sonores de slogans samplés, des mises au jour de cartographies sur le sol de l’espace central (l’une étant la carte des centres de rétention en Europe), le tout ponctuellement amplifié par la musique signée Léonie Pernet.
Après cette partie, une autre s’ouvre dans un espace invitant à une écoute un brin modifiée. Il n’y a plus de distance entre la parole et nous, l’équipe installant au centre de l’espace des bancs en bois de tailles diverses. Ces Bancs d’utopie, sculpture de l’artiste britannique Francis Cape, sont des répliques de bancs conçus et utilisés par des communautés américaines et européennes. Métaphore d’un projet collectif fondé, dans sa forme comme dans son propos, sur les singularités de chacune et chacun, les bancs seront investis en toute liberté. Là se succèdent les témoignages de Gaël Manzi, Marie-Christine Vergiat, Stéphane Ravacley, Mortaza Behboudi (pour partie) et David Yambio.
L’on pourrait continuer de détailler par le menu la teneur de chaque témoignage et récit tant tout interpelle. Tenons-nous en plutôt à ce que l’ensemble produit. Par la douceur et le soin apportés à l’accueil, par la puissance des témoignages et des textes, par l’intelligence du dispositif, l’équipe réunie réactive et transmet la nécessité politique absolue de réfléchir et d’agir face aux politiques migratoires. Dispak Dispac’h nous convoque, non pas dans un geste autoritaire ou didactique, mais de manière sensible et intelligente – et la façon qu’ont tous les membres de l’équipe d’évoquer un rapport intime à ces enjeux souligne bien autant la disparité des expériences que la nécessité de ne pas oblitérer ces singularités. Dans un Festival, dont on peut regretter le faible engagement politique en regard de l’actualité, Dispak Dispac’h mobilise, interpelle, met en mouvement. L’on en sort avec la conviction que, par son ancrage dans le réel, sa forme concrète, quelque chose, là, a lieu, que quelque chose a eu lieu. Et qu’il nous appartient désormais de prolonger et de partager ces formes de conversations et de mobilisations. Ailleurs et autrement.
Caroline Châtelet – www.sceneweb.fr
Dispak Dispac’h
Texte Patricia Allio, GISTI, Élise Marie et des extraits de The left to die boat de Forensic Architecture
Mise en scène Patricia Allio
Avec Patricia Allio, Mortaza Behboudi, Gaël Manzi, Élise Marie, Bernardo Montet, Stéphane Ravacley, Marie-Christine Vergiat, David Yambio
Scénographie Mathieu Lorry-Dupuy avec les Bancs d’utopie de Francis Cape
Lumière Emmanuel Valette
Musique Léonie Pernet
Son Maël Contentin
Costumes Laure Mahéo
Graphisme H. Alix Sanyas
Assistanat à la mise en scène Emmanuel·le Linée
Régie générale Anthony Merlaud
Régie son Maël Contentin
Production Amélie-Anne Chapelain
Production, administration et diffusion Amélie-Anne Chapelain, Marion Ribeyrolles, Mara TeboulProduction ICE
Coproduction Théâtre national de Bretagne (Rennes), Théâtre de Lorient Centre dramatique national de Bretagne, Le Quartz Scène nationale de Brest
Avec le soutien de la Région Bretagne, ministère de la Culture Drac Bretagne, Département du Finistère, Morlaix Communauté, Centre dramatique national Besançon Franche-Comté, Frac Franche-Comté, Montévidéo, fonds de dotation Porosus
Représentations en partenariat avec France Médias Monde
ICE est une association subventionnée par le ministère de la Culture Drac Bretagne, le conseil régional de Bretagne, le département du Finistère, Morlaix Communauté et les villes de Plougasnou et Saint-Jean-du-Doigt
Remerciements à Francis Cape pour le prêt de sa sculpture Bancs d’utopie / Utopian BenchesDispak Dispac’h de Patricia Allio est édité aux Solitaires intempestifs.
Durée : 2h30
Festival d’Avignon 2023
Gymnase du Lycée Mistral
du 15 au 20 juillet, à 19hLa Criée – Théâtre national de Marseille, dans le cadre du Festival Actoral
les 4 et 5 octobreCentre Pompidou, Paris
8 et 9 février 2024Théâtre Silvia Monfort, Paris
du 21 au 29 mars 2024
Théâtre national de Bretagne, Rennes, dans le cadre du festival Mythos
du 9 au 13 avrilComédie de Caen, Centre dramatique national
les 17 et 18 avrilComédie de Valence, Centre dramatique national
du 23 au 25 maiLa Passerelle – Scène nationale de Saint-Brieuc en partenariat avec le Théâtre du Champ au Roy de Guingamp
les 30 et 31 mai 2024
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