Avec Mon amour, où il est question de la fin de vie, Didier Ruiz tente de rassembler deux types de théâtre qu’il pratiquait jusque-là séparément : l’un avec des comédiens et des textes, l’autre avec des non-acteurs partageant des bribes de leurs histoires intimes. La fiction écrite par Nathalie Bitan, les témoignages d’« experts » de la mort et le chœur de personnes âgées qu’il convoque peinent hélas à former un tout à la hauteur de son sujet.
Enlacés dans une auréole de lumière qui les fait surgir tout colorés de la nuit du plateau, Isabel Juanpera et Marcel Bozonnet font écho au travail passé de Didier Ruiz autant qu’ils annoncent une nouvelle direction. Dans ce premier tableau de Mon amour, créé à la scène nationale de Châteauvallon-Liberté, on peut d’abord voir le prolongement d’un travail commencé par le metteur en scène dès les débuts de sa Compagnie des Hommes, en 1998 : Dale Recuerdos, collection de spectacles faits de souvenirs racontés par des personnes de plus de 75 ans. Par leur âge, les deux comédiens auraient pu prétendre à intégrer l’une de ces pièces. Ce qu’ils représentent dans le milieu théâtral toutefois – surtout Marcel Bozonnet, qui fut notamment Administrateur général de la Comédie Française, et dont la compagnie Les Comédiens voyageurs est installée de longue date –, nous éloigne de ce théâtre à fort coefficient de réel. Avant même leurs premiers mots, les acteurs ne laissent aucun doute quant à la nature et l’objectif de leur présence au plateau : ils sont là pour défendre une fiction, de même que Cécile Leterme qui les rejoint bientôt.
Cette fiction, fruit de la troisième commande de Didier Ruiz à sa complice Nathalie Bitan, met en scène la fin d’une fin de vie : celle d’une femme (Isabel Juanpera) ayant aimé toute sa vie ou presque un homme (Marcel Bozonnet) avec qui elle a eu une fille (Cécile Leterme) et un fils qui brillera tout au long de la pièce par son absence. On ne la verra que peu debout. Après la tendre introduction où ses grandes questions sur la mort sont balayées par les mots d’amour de son mari, voilà la femme couchée. La voici immobile dans un lit posé au milieu d’un labyrinthe de tissus régulièrement tirés, déplacés par des femmes et des hommes qui restent extérieurs à l’histoire et se chargent ainsi de nous rappeler où nous sommes : dans un théâtre, où toute image, toute situation est beaucoup plus fabriquée que dans la vie. Le chemin vers la mort de la vieille dame, et le ballet désespéré autour d’elle du mari et de la fille se font ainsi dans un cadre propice à l’observation à la fois proche et distancée d’un phénomène qui concerne chacun mais dont on parle peu. L’histoire qui s’y déploie déçoit hélas les attentes suscitées par le dispositif.
Très classique, le schéma familial qui accueille la mort dans Mon amour est nourri par des figures elles aussi conventionnelles. Leurs paroles, leurs interactions auraient pu leur donner une certaine densité, et la mise en scène porter dessus un regard singulier. C’est hélas peu le cas, beaucoup moins que dans les pièces où Didier Ruiz utilise son procédé de la « parole accompagnée ». Lorsqu’il met en scène des personnes âgées dans Dale Recuerdos, des anciens détenus dans Une longue peine (2016), des personnes transgenres dans Trans (més enllà) (2018) ou encore des femmes et hommes de foi dans Que faut-il dire aux Hommes ? (2020), le directeur de La Compagnie des Hommes s’aventure en effet loin des idées reçues et des évidences. En accompagnant les prises de paroles de ses interprètes non-professionnels tout en prenant garde à préserver une part de leur naturel, de leur urgence, il donne à voir la grande diversité des individus que la société rassemble souvent dans des groupes.
S’il se détourne de sa recherche d’identités complexes, inassignables à résidence, Didier Ruiz peine aussi à développer dans Mon Amour une approche originale de la réalité universelle qu’il décrit. Représentés en une série de tableaux très brefs où le naturalisme dérive volontiers vers un débordement aux accents oniriques, la douleur de la perte, l’amour qui relie les vivants et les morts ne bousculent ni par leur poétique ni par la pensée qu’ils suscitent. L’intervention d’« experts » de la mort, différents chaque soir – à Chateauvallon, une psychologue en soins palliatifs était au rendez-vous – aurait pu donner à la fiction un peu de la force qui lui manque. Au contraire, bien cantonnés à une partie du plateau distante de celle où évoluent les trois acteurs, ces témoignages soulignent la fragilité de la pièce. Au lieu d’entrer en friction avec la fable, et d’ainsi la dynamiser, ils vont dans son sens, ils ajoutent à sa tranquillité. Trop succincts pour vraiment apporter de l’hétérogène au spectacle, ils produisent l’effet d’ajouts trop tardifs.
Avec ces inserts, Didier Ruiz semble davantage inviter au plateau des traces de son travail passé qu’utiliser celui-ci pour inventer une forme nouvelle. L’irruption finale d’une « assemblée de vieillards » recrutée sur le terrain par l’équipe de Relations Publiques du théâtre produit le même effet. Elle rappelle le théâtre documentaire de Didier Ruiz. Et surtout, elle le fait regretter. Muet, le groupe vient sur scène sans les récits qui dans les pièces de la « parole accompagnée » créait chez le spectateur un regard curieux de l’Autre, attentif au moindre de ses détails sur lequel le théâtre se tenait passionnément braqué. Malgré ses belles promesses, cet Amour manque d’altérité.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Mon Amour
Mise en scène : Didier Ruiz
Assistante à la mise en scène : Myriam Assouline
Texte : Nathalie Bitan
Dramaturge : Olivia Burton
Scénographie : Emmanuelle Debeusscher
Création lumière : Maurice Fouilhé
Son : Adrien Cordier
Costumes : Marina Mathiot
Régisseur lumière : Maurice Fouilhé / Pierre Daubigny
Régisseur son : Adrien Cordier / Tom Ménigault
Avec : Marcel Bozonnet, Isabel Juanpera, Cécile Leterme
Avec la participation en alternance de Emma Joux, Jean-Luc Langlais et
Vianney MourmanCoproducteurs : Châteauvallon-Liberté, scène nationale, MC93 scène nationale de Bobigny, MA scène nationale – Pays de Montbéliard, Les Bords de Scènes – EPIC Grand-Orly-Seine-Bièvre, Théâtre Cinéma de Choisy-le-Roi, Scène conventionnée d’intérêt national – Art et Création pour la diversité linguistique, Théâtre de Chevilly Larue et Maison folie Wazemmes / Ville de Lille.
La compagnie des Hommes est en résidence aux Bords de Scènes avec le soutien de la DRAC Île-de-France et du département de l’Essonne.
Elle est conventionnée par la Direction régionale des affaires culturelles d’Ile-de-France et par la Région Ile-de-France.
Durée : 1h20
Chateauvallon-Liberté, scène nationale, Ollioules
Les 3 et 4 mai 2023Théâtre-Cinéma de Choisy-le-Roi
Le 18 novembre 2023Espace Jean Lurçat avec les Bords de Scènes à Juvisy
Le 25 novembre 2023Lille
Les 7 et 8 décembreMA scène nationale-Pays de Montbéliard
Le 19 janvier 2024MC93 – Scène nationale de Bobigny
Du 7 au 11 février 2024Scène nationale de l’Essonne Agora-Desnos à Evry
Les 28 et 29 mars 2024
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