Sur le petit plateau du Théâtre de Belleville, L’Amour en toutes lettres. Questions sur la sexualité à l’abbé Viollet (1924-1943) a des allures de Fahrenheit 451. Réunis plus de vingt ans après la création de cette première pièce de Didier Ruiz, les comédiens – vingt en tout, divisés en deux groupes qui se répartissent les lundis et les mardis – sont en effet liés à leur texte depuis assez longtemps pour qu’il fasse vraiment partie d’eux. Comme Montag, le héros du roman de Ray Bradbury, et les marginaux qu’il finit par rejoindre, ils ont chacun un texte dans la tête. Une lettre adressée à l’abbé Violet dans les années 30, parmi celles, très nombreuses, qu’a publié Martine Sevegrand en 1996 dans le recueil qui porte le même nom que le spectacle. Avec les années, leur parole a acquis la solidité, la force des gestes qui se déploient hors des modes. Hors du temps.
Comme Montag et ses amis, les comédiens qui rejoignent les uns après les autres le plateau pour dire leur lettre sont des « bibliothèques au-dedans ». Comme le narrateur de Ray Bradbury, chacun pourrait dire ceci : « durant une période d’une vingtaine d’années, nous nous sommes rencontrés au cours de nos pérégrinations ». Chacun pourrait affirmer que « la seule chose vraiment importante qu’il nous a fallu nous enfoncer dans le crâne, c’est que nous n’avions aucune importance, que nous ne devions pas être pédants ; pas question de se croire supérieur à qui que ce soit. Nous ne sommes que des couvre-livres, rien d’autre ». Car autant que les paroles dont les comédiens se font les passeurs, c’est leur attitude face à celles-ci qui fait la beauté de L’Amour en toutes lettres. Et donc sa durée.
Le temps a beau avoir passé depuis l’époque de l’abbé Viollet, les mœurs avoir changé et le poids de l’Église dans la société s’être nettement amoindri, Thierry Vu Huu, Marie-Do Fréval, Nathalie Bitan, Isabelle Fournier, Laurent Lévy et leurs comparses – équipe du lundi – ne font jamais sentir cette distance. Grâce à l’extrême sobriété, à la dignité de leur port de récitants, ils sont d’égal à égal avec les auteurs de leurs lettres. Sans les incarner, ils accueillent les récits intimes de ces hommes et femmes du siècle dernier avec un respect qui dit leur bouleversement face à ces mots tantôt pudiques, tantôt crus. Toujours pleins d’une sincérité, d’une vérité qui s’exprimait à l’époque derrière un confessionnel. Et qui s’est depuis déplacée vers le cabinet de psychanalyste, lieu qui intéresse également beaucoup le théâtre.
Les peurs d’une jeune fille face au mariage qui approche, les difficultés d’un mari ou d’une femme à vivre sa sexualité selon les préceptes chrétiens alors que l’argent manque et que les enfants sont déjà trop nombreux… Les questions qu’adressent les fidèles à leur abbé nous parviennent sans doute d’autant plus qu’elles ne sont pas tout à fait les nôtres. Qu’aujourd’hui, le rapport entre vie publique et vie privée se formule autrement. La précision dans le choix des mots, l’acuité d’analyse des sentiments, parfois la singularité d’un style réveille nos propres interrogations. Nos doutes. L’Amour en toutes lettres ne documente pas le passé : il en fait une matière vive. Un carrefour où passé et présent se confondent d’une manière assez unique. Presque utopique, si l’on pense à la durée de vie de plus en plus courte d’un spectacle. Cette pièce invite aussi à relire le parcours de Didier Ruiz et à apprécier sa remarquable cohérence. Son engagement au service de paroles marginales, de mots secrets.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
L’Amour en toutes lettres. Questions sur la sexualité à l’abbé Viollet (1924-1943)
D’après L’Amour en toutes lettres – Questions à l’abbé Viollet sur la sexualité (1924-1943) de Martine Sevegrand (Editions Albin Michel)
Mise en scène : Didier Ruiz
Adaptation : Silvie Laguna et Didier Ruiz
Avec le lundi : Myriam Assouline, Brigitte Barilley, Xavier Béja, Nathalie Bitan (en avril), Laurent Claret (en mai), Marie-Do Fréval, Isabelle Fournier, Isabel Juanpera, Laurent Lévy, Marie-Hélène Peyresaubes, Thierry Vu Huu
Avec le mardi : Nathalie Bitan, Patrice Bouret, Guy Delamarche, Emmanuelle Escourrou, Silvie Laguna, Emmanuel Landier, Morgane Lombard, Elvire Mellière, Christine Moreau, Thierry Vu Huu
Production : Emilie Raisson
Diffusion et communication : Mina de Suremain
Logistique et comptabilité : Lisa Lescoeur
Production : La compagnie des Hommes
Remerciements : Théâtre ouvert et Zinc Théâtre
Avec le soutien de la Mairie de Paris et de la SPEDIDAM
Éditeur Albin Michel (1996)
Durée : 1H
Théâtre de Belleville
Du 8 avril au 28 mai 2019, lundi à 21h15, mardi à 19h15
TOURNÉE
le 25 mai : Festival De Jour De Nuit, La Norville (91)
le 31 mai : Festival De Jour De Nuit, Arpajon (91)
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