Le metteur en scène Jacques Osinski poursuit, avec Fin de partie, son compagnonnage avec le dramaturge irlandais. Il en livre une version magnifiquement solaire où l’alchimie entre les deux comédiens fonctionne à merveille.
D’abord un noir, long, profond, tel un sas déstabilisant, nécessaire semble nous dire Jacques Osinski, pour faire perdre aux spectateurs leurs repères et plonger dans la nuit beckettienne ; puis, soudain, la lumière se fait, crue, spectrale, et révèle la dernière poche de vie de Fin de partie. Dans une maison pour le moins spartiate, trône un homme, immobile. Peu à peu, il se met en mouvement, puis prononce quelques onomatopées – des « ha-has » aux fenêtres –, avant, enfin, de s’emparer du langage, comme si l’humain, par fragments, se reconstituait. « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir », énonce-t-il avec une langueur hésitante. Et le metteur en scène de comprendre que, tout, alors, réside dans ce « peut-être » qui, au long de ce glissement sémantique, représente ce tout petit interstice d’où peut, malgré le crépuscule du monde, jaillir un reste d’humanité.
Cet homme, c’est Clov, évidemment, qui ne tarde pas à retirer les draps sous lesquels Hamm, son maître, et ses géniteurs, Nell et Nagg, sommeillent. Cloué dans un fauteuil roulant, le premier est un aveugle acariâtre, tyrannique, qui attend impatiemment la mort de ses parents qui ne semble pas vouloir venir ; les deux vieux, quant à eux, vivent dans des tonneaux où ils sont « bouclés » la plupart de la journée. Réduits à quémander de la bouillie et des dragées à l’ordonnateur des lieux, ils sont les dernières reliques du passé, d’un « hier » fantasmé dont plus personne ne sait exactement ce qu’il qualifie tant le cours du temps semble s’être irrémédiablement arrêté. Soumis aux desiderata des uns et des autres, le domestique annonce, à intervalles réguliers, qu’il va prendre ses cliques et ses claques, sans jamais y parvenir.
C’est que, dans ce monde où ils représentent, à les en croire, la seule cellule vitale encore existante, à la manière de pantins condamnés au supplice de l’immortalité, Hamm et Clov sont indéfectiblement liés, telles les inséparables moitiés d’une même entité. L’un est constamment assis quand l’autre est toujours debout, l’un est enferré dans le réel tandis que l’autre s’évade dans son imaginaire au gré d’histoires qu’il n’en finit plus de tisser, l’un a les jambes et l’autre le cerveau, dans une dynamique duale qui les anime autant qu’elle les emprisonne. Cette complémentarité qu’Hamm a, on peut le supposer, orchestrée de toutes pièces – Clov devant se contenter de lui donner la réplique et ses parents d’écouter ses histoires –, Jacques Osinski la magnifie en fin connaisseur de Beckett qu’il est devenu.
Après Cap au pire, La Dernière bande et L’Image, le metteur en scène poursuit son compagnonnage avec le dramaturge irlandais. Dernière pièce où l’auteur s’encombre encore d’un semblant de récit, Fin de partie incarne aussi un défi scénique, avec son décor, imposé, et ses quatre acteurs. Pour l’occasion, Jacques Osinski fait, une nouvelle fois, appelle à Denis Lavant à qui il confie le rôle de Clov, mais aussi à Frédéric Leidgens qui hérite de celui de Hamm, et à Claudine Delvaux et Peter Bonke qui campent Nell et Nagg. Armé d’une lecture particulièrement fine de cette oeuvre, aussi fascinante que complexe, le metteur en scène renforce la complémentarité du quatuor pour embrasser toutes les dimensions du théâtre : à Frédéric Leidgens, magnétique, le drame teinté de mélancolie autant que de dureté ; aux trois autres, le comique, non départi d’une certaine gravité. Entre eux, l’alchimie fonctionne à merveille pour faire de la pièce de Beckett le dernier îlot de lumière, baigné par les rayons du crépuscule qui pointe à travers les fenêtres. Symbole d’un monde qui n’en finit pas de finir, ou de recommencer.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Fin de partie
Texte Samuel Beckett
Mise en scène Jacques Osinski
Avec Denis Lavant, Frédéric Leidgens, Peter Bonke et Claudine Delvaux
Scénographie Yann Chapotel
Lumière Catherine Verheyde
Costumes Hélène KritikosProduction Compagnie L’Aurore Boréale
Coproduction Châteauvallon–Liberté, scène nationale ; Théâtre de l’Atelier
Coréalisation Théâtre des Halles, scène d’Avignon
Avec l’aide à la résidence de l’Arcal et du Théâtre 14 et avec l’aide de la Spedidam
L’Aurore Boréale est conventionnée par la DRAC Ile–de–France.Fin de partie est publié aux Editions de Minuit.
Durée : 2h05
Théâtre de l’Atelier, Paris
du 5 juin au 14 juillet 2024
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