Le metteur en scène et le comédien poursuivent leur compagnonnage fructueux avec l’oeuvre de Samuel Beckett et transforment quatre de ses « petits » textes en jolis joyaux.
Il est bien connu que certaines aventures finissent, parfois, en ménage à trois. Débuté en 2017 avec Cap au pire, poursuivi deux ans plus tard avec La Dernière bande, le riche compagnonnage entre Samuel Beckett, Jacques Osinski et Denis Lavant ne cesse, au fil des années, de s’imposer comme un mariage fertile, capable d’éclairer le théâtre du dramaturge irlandais d’un jour nouveau, voire de réussir à le sublimer. Sur le papier, leur dernier-né n’a, il est vrai, pas la renommée de ses illustres aînés. Plutôt que de s’attaquer à un nouveau « best-seller » de l’auteur, Jacques Osinski et Denis Lavant ont préféré jeter leur dévolu sur quatre de ses « petites » oeuvres : L’Image, suivie de trois textes issus du recueil Pour finir encore et autres foirades – Un soir, Au loin, un oiseau et Plafond. Autant de précipités théâtraux que le tandem a, les uns après les autres, mais dans un même élan, transformés en jolis joyaux.
A cette collection beckettienne, L’Image sert, à la fois, de rampe de lancement et de matrice. Longue phrase d’une dizaine de pages, sans aucun autre signe de ponctuation que son point final, elle tente de capturer, comme on pourrait être tenté de le faire au soir de sa vie, le souvenir d’un instant heureux, d’un moment amoureux entre deux adolescents, réunis sur un champ de courses. Rare dans l’oeuvre du dramaturge irlandais plus prompt au flirt avec la mort, cette réminiscence profite d’un cadre idyllique : en ce mois « d’avril ou de mai », au-dessus des « fleurs qui émaillent l’herbe émeraude », se dressent un « délicieux ciel bleu d’oeuf » et même une « chevauchée de petits nuages ». Sauf que le diable se cache, comme souvent chez Beckett, dans les détails. Si les deux tourtereaux se tiennent gentiment par la main, elle est « plus belle de face », et lui, de haut de ses 16 ans, a une « grosse face rouge avec boutons », le « ventre bedonnant » et la « braguette béante ». Surtout, en anti-proustien par excellence, le dramaturge se plait à briser ce qui aurait pu ressembler à une illusion nostalgique. Sans crier gare, il rompt sa description et lance : « j’ai envie de crier plaque-la là et cours t’ouvrir les veines ».
En habile éclaireur de la langue de Beckett, muni de sa diction parfaite, Denis Lavant profite, dans le phrasé qu’il instaure, de ces ruptures et sculpte, couche après couche, cette image jusqu’à lui offrir toute la plénitude de son relief. Avec une servante pour unique accessoire et un projecteur pour seul soutien, il bâtit un paysage, fait de monts trompeurs et de vallées saumâtres. Malgré ses efforts répétés, la langue échoue à dire le vrai, à saisir l’instant, évanescent par essence. Elle ne fait que poser un regard, forcément tronqué, qui donne à Beckett « l’absurde impression que nous me regardons ». A cette sensation mitigée, Jacques Osinski, dans sa lecture, et Denis Lavant, dans son jeu, toujours juste et dosé, donne l’allure d’un clair-obscur, la puissance d’une atmosphère entre chien et loup, où les silhouettes se confondent et les distances se brouillent, jusqu’à ne plus pouvoir dire s’il est question d’aube ou de crépuscule.
Une fois cette Image fixée, Un soir, Au loin, un oiseau et Plafond s’imposent comme des ramifications qui bourgeonneraient sur la branche principale pour lui donner encore davantage d’ampleur. Composés après la première, ces trois courts textes, tout en restant plus mineurs, lui font écho, tout comme aux éternelles obsessions de Beckett, pour la naissance, la mort, l’échec et l’éternel retour du même, ou du pire. Surtout, ils utilisent une trame similaire, celle de l’observant et de l’observé (Un soir), quand l’observant ne s’observe pas lui-même, seul face à un aplat blanc devenu terne (Plafond). Avec seulement un changement de placement et de lumière, Osinski et Lavant passent de l’un à l’autre avec une fluidité remarquable, comme si tout procédait d’un seul mouvement, celui qui, sous le crâne beckettien, fait rugir la tempête de l’existant.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
L’Image
suivie d’Un soir, Au loin, un oiseau et Plafond (textes issus du recueil Pour finir encore et autres foirades, publié aux Editions de Minuit)
Texte Samuel Beckett
Mise en scène Jacques Osinski
Avec Denis Lavant
Lumières Catherine VerheydeProduction Compagnie L’Aurore Boréale
Coréalisation Athénée Théâtre Louis-Jouvet
La compagnie L’Aurore Boréale est subventionnée par la DRAC-Île de France
Le texte est édité aux Editions de Minuit
Remerciements Agnès BDurée : 1h
Théâtre Lucernaire, Paris
du 4 au 23 janvier 2022
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !