Caroline Arrouas et Marie Rémond s’inspirent en toute liberté d’un documentaire sur Carole Roussopoulos et Delphine Seyrig. Au-delà de légères fragilités, le spectacle convainc par son propos comme par l’engagement des comédiennes.
Il y a un beau hasard à ce que Delphine et Carole soit créé dans la petite salle de la Comédie de Reims. Et que ce soit, ainsi, dans l’ancienne salle de cinéma – à l’époque où le bâtiment accueillait la Maison de la culture plutôt que le Centre dramatique national – que les comédiennes Caroline Arrouas et Marie Rémond présentent pour la première fois leur libre adaptation du film Delphine et Carole, insoumuses. Réalisé en 2019 par Callisto Mc Nulty, petite-fille de la réalisatrice franco-suisse Carole Roussopoulos, ce documentaire se saisit d’un projet initial de film de Roussopoulos demeuré inachevé et portant sur la comédienne et cinéaste Delphine Seyrig. Si cette dernière est connue du grand public pour ses rôles au théâtre – sous la direction de Jean Dasté, Jean-Marie Serreau, Claude Régy – comme au cinéma – avec des réalisateurs tels que Chantal Akerman, Luis Buñuel, Jacques Demy, Alain Resnais –, ce n’est pas le cas de la première. La notoriété plus confidentielle de Carole Roussopoulos n’excède en général guère le champ des études féministes et du cinéma documentaire. Pourtant, elle fut – comme Seyrig avec qui elle entretint une amitié fertile – une figure essentielle du militantisme féministe des années 1970, donnant par son usage de la vidéo la parole aux sans-voix et rendant compte de nombre de luttes.
C’est leur rencontre et leur travail commun au sein du collectif de vidéo Les Insoumuses que le documentaire de Callisto Mc Nulty, comme le spectacle, déplient. Se saisissant des matériaux offerts par le film – et constitués d’images d’archives télévisuelles, de photographies, d’extraits d’entretiens et de films –, Caroline Arrouas et Marie Rémond racontent à leur façon – soit avec les moyens du théâtre – le parcours, les productions et les engagements pour les droits des femmes du duo.
L’ensemble se déroule dans une scénographie réaliste donnant à voir le salon de Carole Roussopoulos et regorgeant autant de livres que de matériel vidéo. Les spectateurs sont ainsi accueillis par Roussopoulos (Caroline Arrouas) comme des participantes à un stage de vidéo auquel assiste Seyrig (Marie Rémond). Mettant en scène la rencontre entre les deux femmes en incluant le public, le duo enchaîne ensuite les séquences. Se succèdent des extraits du film avec des témoignages de Roussopoulos, des extraits d’interviews télévisées ou d’interventions de Seyrig, comme des explications des comédiennes ou des interventions sur leur vie à elles, celles de femmes vivant en 2022. Portant des perruques lorsqu’elles interprètent les deux figures tutélaires, les retirant au débotté pour évoquer des préoccupations contemporaines, le duo nous balade entre les périodes historiques, les registres de jeu et d’émotions.
Ambitieuse et puissante par sa forme jouant des possibles du théâtre, de l’incarnation, comme de la distanciation, cette écriture fragmentaire laisse néanmoins à sa création encore un sentiment d’inachevé. Liées à l’exigence qu’impose une telle écriture ne cessant de passer d’un dispositif narratif à l’autre, dues peut-être à la difficulté de trouver la justesse d’incarnation pour les personnages de Seyrig et Roussopoulos – en échappant à la caricature –, ces légères faiblesses se retrouvent également dans certains des témoignages personnels à l’écriture parfois un peu fragile – là où d’autres se révèlent férocement drôles. Comme si le duo peinait de temps à autre à s’émanciper de la structure proposée pour imaginer d’autres images, inventer d’autres échappées.
Pour autant, en dépit de ces quelques réserves qui ne pourront que s’amenuiser avec la tournée qui s’annonce, Delphine et Carole ne laisse pas indifférent. Par sa démarche, son désir aussi sensible que pensé, nécessaire qu’articulé de transmettre la parole et le parcours de ces deux femmes. Par son propos, et tandis que celles et ceux qui connaissant les engagements féministes de Seyrig et Roussopoulos les réentendront avec un intérêt et une émotion renouvelés, d’autres les découvriront dans toute leur vitalité. Nous ne sommes pas ici au musée, mais face à des actes et des paroles en mouvement, la mise en scène donnant chair et corps à l’ensemble. Ainsi, les interventions de Seyrig – notamment face à la journaliste Anne Sinclair –, comme le récit du film-pamphlet Maso et Miso – réponse à une émission de Bernard Pivot avec la Secrétaire d’État à la condition féminine Françoise Giroud clôturant l’Année internationale de la Femme en 1975 –, se révèlent toujours aussi percutants.
Enfin, il y a ce que travaille en sous-main le spectacle dans son rapport au cinéma. Si tout documentaire est aussi une fiction – par le montage et la mise en scène –, Delphine et Carole creuse entre re-enactment, fiction et témoignages réels en adresse directe tous les possibles de cette mise en récit. Ce faisant, le spectacle rappelle que, pour contrer le fait que « beaucoup de femmes ignorent qu’elles ont une histoire », il importe autant de connaître celle-ci que de la relier à ses expériences intimes. Parce que, comme l’ont ardemment défendu les militantes féministes des années 1970, l’intime est (évidemment) politique.
caroline châtelet – www.sceneweb.fr
Delphine et Carole
de Marie Rémond et Caroline Arrouas
Sur une idée de Marie Rémond, d’après Delphine et Carole, insoumuses de Callisto Mc Nulty
Avec Marie Rémond, Caroline Arrouas
Collaboration artistique Christophe Garcia
Scénographie Clémence Delille
Costumes Marie La Rocca
Création son Margaux Robin
Création lumière Thomas Cottereau
Création vidéo Création collective
Perruques Phenoey Tehitahe
Construction décor La villa MoulinsProduction Comédie – CDN de Reims
Coproduction ThéâtredelaCité – CDN Toulouse Occitanie ; Théâtre Dijon Bourgogne – CDN ; Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne
Avec le soutien du CENTQUATRE-PARIS et de La Ménagerie de Verre dans le cadre du Studiolab
Avec la participation du Jeune Théâtre NationalDurée : 1h20
Vu en octobre 2022 à la Comédie – CDN de Reims
Théâtre Paris-Villette
du 8 au 23 novembre 2024
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