David Lescot enchevêtre les parcours de la chanteuse Nina Simone et de la comédienne Ludmilla Dabo. Loin de se cantonner au simple récit de vie, ce double portrait investit le terrain politique et interroge, avec finesse, la place des minorités dans le milieu artistique.
Il est de ces spectacles aussi subtils que leur titre, où derrière la simplicité de façade se cache un message puissant que l’on n’avait pas vu venir. Portrait de Ludmilla en Nina Simone débute tel un biopic chanté de la jazzwoman, revenue ces derniers mois en grâce sur plusieurs scènes théâtrales. Dans la petite salle de l’Espace Pierre Cardin, qui profite du côté intimiste de ces clubs où la grande Nina a fait ses débuts, la silhouette plantureuse de Ludmilla Dabo se dessine. Accompagnée par David Lescot, la jeune comédienne s’approprie la gestuelle gracieuse et les gimmicks vocaux de la diva pour entonner Be My Husband, et ouvrir le chapitre des hommes qui ont occasionné quelques joies et nourri bien des peines au cours de sa vie. Se profile alors un simple récit biographique, voire hagiographique, comme il en existe tant, compté au rythme de ses plus grands tubes comme Feeling Good ou sa reprise de My Baby Just Cares for Me.
Ce serait sans compter sur les cailloux que David Lescot a subrepticement semé en chemin et qui, peu à peu, aiguillent son spectacle vers un terrain politique, autrement plus fécond. Le metteur en scène a choisi de déposséder « sa » Nina Simone de son cher piano, comme pour mieux symboliser l’un des actes fondateurs de son engagement pour les droits civiques, ce refus d’admission au prestigieux Institut Curtis de Philadelphie, qu’elle attribue à sa couleur de peau et qui l’oblige à renoncer au rêve auquel elle avait dédié ses années adolescentes : devenir la première concertiste classique noire des États-Unis. Cette blessure intime, causée au nez et à la barbe de son talent, n’en sera que plus facilement ravivée lorsque dans les années 1960, à défaut de se lancer dans l’insurrection violente qui parfois lui brûlait les doigts, elle donnera à certaines de ses chansons une tonalité engagée, à l’image de Mississippi Goddam. Sans rien obérer de son don pour la musique, c’est bien le parcours de la militante que David Lescot a choisi de célébrer.
Mais il y a plus. Pour lier les trajets de la chanteuse et de la comédienne, et orchestrer un subtil jeu de miroir, le metteur en scène demande à Ludmilla Dabo de lui confier quelques anecdotes de ses années au Conservatoire. De cette discussion, qui fait éclater la belle complicité entre les deux artistes, nait un triste constat : il était toujours possible, au tournant des années 2010, que la quasi-totalité d’une promotion d’aspirants comédiens puissent rire aux éclats en entendant une jeune femme noire définir le rôle d’Agnès, dans L’École des femmes, comme son idéal ; et il était tout aussi possible de provoquer l’ire du directeur de l’époque lorsque Ludmilla Dabo a osé, dans son premier spectacle consacré à Nina Simone, demander – sans succès – aux spectateurs noirs de la salle de se lever, en référence à l’action que la diva avait fomentée durant l’un de ses concerts.
Avec sensibilité et finesse, ce qui aurait pu rester un récital biographique se transforme alors en une ligne de front à l’actualité brûlante et crée, au-delà de leur amour commun pour le jazz, une filiation entre les deux artistes aux combats pourtant séparés de plusieurs dizaines d’années. Chacun à leur échelle, ils en disent long sur leur époque respective et, à défaut d’être porteur de solutions toutes prêtes, ont le mérite de poser sur la table le sujet de la place des minorités, dans la société pour l’une, sur scène pour l’autre, alors que d’aucuns préfèreraient qu’il reste gentiment sous le boisseau. Quand le talent se transforme en arme sociétale, David Lescot a bien compris qu’il aurait tort de ne pas l’utiliser.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Portrait de Ludmilla en Nina Simone
Texte et mise en scène, David Lescot
Lumières, Baptiste Galais
Avec Ludmilla Dabo et David Lescot
Production Comédie de Caen – CDN de Normandie, en coproduction avec la Compagnie du Kaïros
Portrait de Ludmilla en Nina Simone fait partie des Portraits de la Comédie de Caen initiés par Marcial Di Fonzo Bo à son arrivée à la direction de la Comédie.
Durée : 1h05
Théâtre de la Ville – Espace Cardin, Paris
Du 9 au 27 janvier 2019
Théâtre Louis Aragon, Tremblay-en-France
Le 11 maiLa Filature, scène nationale de Mulhouse
Du 22 au 24 mai
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