Respectivement membres des collectifs tg STAN et Maatschappij Discordia, Damiaan De Schrijver et Matthias de Koning offrent à la pièce du dramaturge norvégien une limpidité et une sobriété rares.
Difficile de savoir depuis combien de temps ces deux hommes sont là. D’aucuns diront cinq minutes, d’autres peut-être mille ans. Visiblement indéfectible, leur tandem est sans chichi, comme s’ils n’avaient plus rien à se prouver. Assis autour de quelques canettes de bière, de plusieurs bouteilles d’eau et d’une réserve de cigarillos, l’un, discret, prend un café, quand l’autre, affable, se répand entre deux volutes de fumée. Avec son habituel bagout, Damiaan De Schrijver accueille les spectateurs. Il les aide à se placer, ironise sur les contraintes sanitaires et les mites qui l’assaillent, palabre sur le rétroprojecteur que la production a été obligée de louer pour remplacer l’ancien, devenu trop bruyant. « Comme le spectacle ne dure que trente minutes, la direction nous a demandé de meubler, mais on va quand même faire attention à ce que les impros ne deviennent pas plus intéressantes que le texte », s’amuse-t-il. Sauf que la manœuvre est loin d’être gratuite et sert à donner de la force à ce qui suit. Celle de l’évidence.
A ceux qui attendraient un Jon Fosse façon Chéreau ou Régy, Damiaan De Schrijver et Matthias de Koning réservent quelques surprises. Les deux comédiens, respectivement membres des collectifs tg STAN et Maatschappij Discordia, n’avaient apparemment aucune envie de se laisser enfermer dans l’atmosphère éthérée qui sied habituellement aux pièces du dramaturge norvégien. A la révérence et au cérémonial, ils ont préféré la simplicité et la sensibilité. Loin d’être ectoplasmiques, leurs personnages, l’Un et l’Autre, sont de chair et d’os, tout comme leur amitié, qui revêt la puissance du naturel. Demeure leur escapade en mer qui, conformément aux instructions de l’auteur, « ne doit pas être accomplie, mais rester imaginaire ». De cette contrainte, les deux acteurs font une force. Ils l’utilisent comme un levier théâtral supplémentaire pour décaler leur jeu et, ce faisant, le regard qui peut être porté sur ce curieux duo.
Depuis le pont du bateau où ils paraissent se trouver, ils miment leur aventure maritime. Costumes sombres et souliers vernis identiques, les deux hommes pourraient sembler être le reflet l’un de l’autre, mais sont, en réalité, intrinsèquement différents. Alors qu’ils se retrouvent après des années d’éloignement, ils sont encore capables de communiquer par des silences, souvent plus signifiants que les mots. Sous ses airs parfois anecdotiques et sa forme dépouillée, leur conversation est intense, de celles que l’on a aux moments-clés de l’existence. L’Un a la fragilité de ceux qui vont se briser, ploie sous la lourdeur de la vie, de la langue, des autres et menace d’être emporté – si ce n’est déjà fait – par le poids de son corps et de ses propres tourments ; l’Autre, quant à lui, lui sert de tuteur et, par ses questions et ses métaphores – « Tout ce que tu es / c’est un mur cimenté / qui se fissure » – essaie de le comprendre et de le guider, même s’il a bien conscience que chaque confidence de son ami nourrit une tempête intérieure.
Plutôt que de chercher la dramatisation, Damiaan De Schrijver et Matthias de Koning offrent à Je suis le vent la douceur d’une bise. Pour ne rien perdre de l’intensité de la langue de Jon Fosse, et ne pas donner l’impression de prendre la pièce à la légère, ils peuvent compter sur leur étonnante dextérité de jeu et leur aisance au plateau. Alors que le drame de l’auteur norvégien pourrait de prime abord, et à bien des égards, sembler abscons, le tandem l’éclaire d’une lumière sobre qui le rend limpide et émouvant, au lieu de se complaire, comme certains pourraient être tentés de le faire, dans une obscurité énigmatique. Au sortir, les deux comédiens osent même demander aux spectateurs s’ils ont des questions sur ce qu’ils viennent de voir. Exceptions faites de deux interrogations de pure forme – l’une sur l’incursion finale de Laurel et Hardy, l’autre sur l’étrange carton suspendu au-dessus d’eux durant toute la pièce –, rien n’est à signaler. Façon de prouver, et de se prouver, que leur rôle de passeur a porté ses fruits.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Je suis le vent
Texte Jon Fosse
De et avec Damiaan De Schrijver et Matthias de Koning
Traduction en néerlandais Maaike Van Rijn, Damiaan De Schrijver, Matthias de Koning
Traduction en français Terje Sinding
Costumes Elisabeth Michiels
Régie Tim WoutersProduction tg STAN et Maatschappij Discordia
Durée : 55 minutes
Théâtre de la Bastille, Paris
du 4 au 26 juin 2021
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !