Au long de sa dernière création, présentée au Festival d’Avignon, Mohamed El Khatib offre à huit amatrices et amateurs, toutes et tous vieilles et vieux, l’occasion de s’exprimer sur l’étendue de leurs désirs et de leurs sentiments. Rencontre avec deux d’entre eux pour qui cette expérience théâtrale ouvre « une nouvelle vie ».
Faire connaissance avec quelqu’un, puis devenir ami avec lui, en commençant par un exposé des détails non pas croustillants, mais touchants, de sa vie sexuelle. La démarche n’est pas franchement commune, mais s’impose pourtant comme le moteur de l’énergie et de la solidarité qui unissent les huit vieilles et vieux présents dans la dernière création de Mohamed El Khatib, La Vie secrète des vieux, donnée à l’occasion du 78e Festival d’Avignon. « C’est vraiment l’émergence d’un nous, mais d’un nous depuis la vieillesse, souligne le metteur en scène. Cela n’existe pas souvent, ce sont toujours des jeunes, des sociologues, des journalistes ou des soignants [qui parlent de la vieillesse, NDLR], mais on entend rarement les vieux. » Avec son spectacle, l’artiste dit leur avoir offert « l’espace symbolique et démocratique du théâtre » pour « partager leurs histoires entre eux » et les « aider à formuler ce qu’ils avaient à dire » dans le but « de les faire exister ». Cette « politique de l’attention » qui a guidé son projet a su faire émerger un groupe de vieilles et de vieux en leur redonnant fierté et fougue.
Membre de cette petite troupe, Micheline Boussaingault confirme. Repérée à la suite de la diffusion d’un podcast des Petits Frères des Pauvres, et contactée en 2023 grâce à « une petite carte délicieuse » de la collaboratrice de Mohamed El Khatib, Camille Nauffray, elle avoue à demi-mots qu’elle était devenue un « mollusque » avant de prendre part au projet. « C’est ce qui arrive à n’importe qui à un certain moment de la vie », ajoute-t-elle, fataliste. Micheline a 82 ans et, pour elle, sa sexualité ne pouvait pas intéresser les gens. Sur le plateau, la comédienne amatrice se livre pourtant tout entière à nous, seule face au micro, et se met à faire du stand-up sans même le savoir. Elle confie alors qu’elle n’admet son homosexualité que depuis vingt ans. « Cela m’a offert une famille alors que j’ai été homophobe pendant très longtemps », avoue-t-elle.
Pourtant, elle s’est toujours retournée sur les fesses des femmes, et le fait encore. Elle s’est longtemps dit que c’était parce qu’elle trouvait celles des autres mieux que les siennes. Aujourd’hui, elle préfère appeler cela un « mystère » plutôt que du désir. Ce ne sont pas tant ses parents ou la religion, mais plutôt son travail qui l’a poussée à se cacher. Ancienne assistante sociale chez Air France, elle raconte que l’une de ses collègues a, un jour, assuré préférer démissionner plutôt que d’être « traitée » à nouveau de lesbienne. Aujourd’hui, après deux très belles histoires d’amour avec « une femme qui aurait voulu être trans » et son amie qui « a été mariée, a eu trois enfants et est maintenant grand-mère », elle fait partie de l’association GreyPRIDE, qui milite pour une meilleure prise en compte de la sexualité, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre dans les Ehpad. Si elle en a le courage, elle souhaite y monter « une section pour les 80 ans et plus si affinités » car les maisons de retraite, comme à tant d’autres, lui font « peur ».
« Je pensais jouer dans un petit théâtre alternatif »
Durant le grand final de La Vie secrète des vieux, Micheline se lève et prend Chille Deman dans ses bras avec, en musique de fond, My heart will go on de Céline Dion. « Il y a les histoires communes, les affinités qui se créent entre certains. Je pense aussi que c’est la vertu de cette pièce où tous les gestes d’affection et les marques de tendresse sont permis », témoigne Yasmine Hadj Ali, une comédienne « d’origine aide-soignante ». Chille est, quant à lui, ouvertement gay. Longtemps rejeté par ses parents, il raconte, au cours du spectacle, que son père a, à l’âge de 86 ans, accepté de l’accompagner à la Marche des fiertés de Lille grâce à l’aide d’une personne que personne n’aurait pu soupçonner. Avec sa médaille de citoyen d’honneur de la ville de Bruxelles, obtenue au titre de cofondateur de la Pride, il donne l’impression d’avoir rejoint le projet de Mohamed El Khatib un peu par hasard. « Au départ, je pensais jouer dans un petit théâtre alternatif et je ne savais pas du tout dans quoi je m’étais engagé, se souvient-il avec les yeux qui pétillent alors que sa canne est posée au sol, loin de lui. Mohamed m’a alors un peu expliqué de quoi il retournait, mais je ne me rendais pas compte que c’était à un niveau aussi supérieur. »
Avec malice, il poursuit et se confie sur les apports de cette expérience théâtrale. « Je ne suis pas le retraité qui reste à la maison et regarde la télé, mais toutes les choses que je fais, comme les réunions pour mes associations, c’est le train-train. Avec cette pièce, je commence vraiment une nouvelle vie, et c’est bien. J’ai l’habitude d’être le plus vieux partout où je vais et, ici, je suis l’un des plus jeunes. Les gens qui ont 82 ans me disent : ‘Tu n’as que 75 ans mais tu es jeune, profites-en’. » Un tel conseil lui a sans doute été prodigué par Micheline, elle qui nous rapporte, toute contente, ce que son ami psychologue lui a déclaré : « Vous êtes à votre apogée ! Avignon ! Le IN ! ». Avant d’ajouter : « C’est vrai, cela nous offre une nouvelle vie ».
En mettant ces vieilles et vieux au centre de la scène, Mohamed El Khatib leur donne l’opportunité de (ré)clamer ensemble une place dans la société, mais leurs histoires nous ramènent aussi aux nôtres. Micheline raconte avoir pu en discuter avec sa famille et qu’elle n’imaginait pas que tout le monde était en quête de plaisir, sans toujours pouvoir le trouver. De son côté, Chille détaille ses aventures théâtrales dans des correspondances par mail avec une myriade de personnes qu’il a rencontrées au cours de sa vie. « Ensemble, on partage quelque chose de très fort avec le public et c’est ça qui n’est pas anodin avec ces récits intimes, c’est qu’ils sont universels », conclut Yasmine Hadj Ali.
Candice Fleurance – www.sceneweb.fr
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