Dans Orestes in Mossoul, le metteur en scène et directeur du NTGent Milo Rau poursuit le développement de son concept de « réalisme global » en s’emparant de la tragédie d’Eschyle. Entre passé et présent, entre Irak et Belgique, il crée un passionnant espace de rencontres. De dialogues et de confrontations.
Dans sa première création en tant que directeur du NTGent, Lam Gods, Milo Rau faisait un cadeau à sa cité en reconstituant le fameux retable L’Agneau mystique des frères Van Eyck. Avec vingt non-professionnels et deux comédiens de l’ensemble du « théâtre de ville de l’avenir » qu’il entend créer dans le bel écrin gantois qu’il occupe depuis 2018, le metteur en scène montrait en quoi la Belgique est un précipité de l’Europe. À travers les paroles d’une mère de djihadiste décédé en Syrie notamment, il abordait un sujet qui est au cœur d’Orestes in Mossoul : les rapports entre le vieux continent et le Moyen-Orient. De même que les liens entre les tragédies d’hier et celles d’aujourd’hui. La répétition des violences.
Pour décrire ses pièces, Milo Rau emploie depuis longtemps l’expression de « nouveau classique ». Avec Orestes in Mossoul, c’est pourtant la première fois qu’il s’aventure vraiment en terre classique. Mais d’une manière qui, elle, ne l’est pas du tout. Comme il le dit dans le troisième « livre d’or » publié pour l’occasion par son théâtre, en collaboration avec l’éditeur berlinois Verbrecher Verlag, L’Orestie d’Eschyle est pour lui « un alibi pour faire Orestes in Mossoul, un cadre à l’intérieur duquel des choses complètement étrangères les unes des autres sont rassemblées, dans lequel les différentes biographies des acteurs et leur intérêt personnel pour L’Orestie peut être montré. Exactement comme le retable était dans Lam Gods un simple cadre pour faire connaissance avec les habitants de Gand et les faire monter sur scène : il faut toujours un cadre ».
Ce rapport singulier à l’œuvre antique est affirmé d’emblée à travers un monologue du grand acteur belge Johan Leysen, où il raconte un souvenir d’enfance. Sa fascination pour l’archéologue Heinrich Schliemann, qui prétendit avoir découvert Troie, la tombe d’Agamemnon et de Cassandre. Milo Rau pose ainsi les bases d’un univers où les frontières du mythe et du réel sont poreuses. Où ce que l’on pensait appartenir à une catégorie se révèle être du domaine d’une autre. Où toutes les certitudes sont provisoirement abolies. Car le théâtre, pour le directeur du NTGent, n’est pas l’espace-temps de la fiction : c’est celui des réalités parallèles. De la mise en scène de dialogues improbables, voire impossibles en dehors du plateau.
Si Orestes in Mossoul documente quelque chose, ce n’est donc pas la situation actuelle au Moyen-Orient, où Milo Rau s’est rendu à plusieurs reprises avec son équipe. C’est plutôt le processus de création. Ce sont les réactions provoquées par L’Orestie chez les artistes belges, chez les deux Irakiens installés en Europe – Susana Abdul Majid (Cassandre) et Duraid Abbas Ghaieb (Oreste) – et ceux rencontrés par l’équipe à Mossoul, présents sur scène grâce à la vidéo. Ce sont encore les surprises, les affinités et les frictions nées de la présence des uns des autres en un lieu qui ne se prête pas à priori au théâtre. Sauf pour Milo Rau qui, entre autres choses uniques dans leur genre dans le paysage théâtral actuel, a déjà organisé un tribunal au Congo (Le Tribunal sur le Congo). « Pourquoi peut-on consommer le pétrole de Mossoul, mais ne pas s’intéresser aux personnes qui vivent là-bas, à leurs histoires, à leur art ? Autrement dit : Comment aurions-nous pu ne pas aller à Mossoul ? », interroge-t-il dans son livre d’or. Avec les seuls moyens du théâtre, le NTGent prend ses responsabilités face au monde. Sans prétendre pouvoir le changer.
Loin de l’expression d’une bonne conscience européenne, fréquente dans les pièces « documentaires » consacrées au Moyen-Orient, le spectacle du NTGent navigue entre Mossoul et son lieu d’ancrage pour des questions essentiellement théâtrales. Pour mesurer le poids de la représentation, sa capacité à influencer le réel qui l’intéresse, Milo Rau imagine un ingénieux aller-retour entre les images et le plateau. Comme leurs confrères belges, les comédiens et musiciens irakiens racontent des épisodes de leur vie. Ils disent la chute de Saddam Hussein et la destruction de leur ville en 2015 avec leurs mots. Ils formulent leur résistance et jouent aussi quelques scènes de L’Orestie, tandis que les comédiens au plateau les regardent ou complètent la scène dans une synchronicité parfaite.
Carrefour d’histoires d’ici et de là-bas, le spectacle est à l’image de son processus de création : sans hiérarchie. Le texte grec, les témoignages des uns et des autres et des passages de récits cohabitent dans une structure dont les aspérités ne sont jamais dissimulées. Milo Rau revendique une écriture collective qui n’a rien à voir avec celle que pratiquent la plupart des collectifs d’artistes, dont les membres sont en général issus des mêmes formations. Des mêmes cultures. Ici, l’altérité n’est pas le mot vide qu’on emploie dans les demandes de subvention. C’est un baiser entre Risto Kübar (Pylade) et Duraid Abbas Ghaieb à l’image et au plateau. C’est un film où devant Institut des Arts récemment reconstruit, un groupe de musiciens irakiens joue pour les Belges venus les visiter. C’est un mélange de langues – arabe, anglais et flamand. C’est un ensemble concret, complexe, qui bouleverse nos manières de penser le théâtre.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Mise en scène : Milo Rau
Texte : Milo Rau d’après L’Orestie d’Eschyle & Ensemble
Avec : Duraid Abbas Ghaieb, Susana AbdulMajid, Elsie de Brauw, Risto Kübar, Johan Leysen, Bert Luppes, Marijke PinoyDramaturgie : Stefan Bläske
Décors et costumes : Anton Lucas
Vidéo : Daniel Demoustier, Moritz von DungernMontage vidéo : Joris Vertenten
Assistanat à la mise en scène : Katelijne Laevens, Bo Alfaro Decreton
Assistanat à la dramaturgie : Eline Banken
Régie générale : Marijn Vlaeminck
Lumières : Dennis Diels
Costumes : An De Mol
Décors : De Ruimtevaarders
Régie son : Dimitri Devos
Régie vidéo : Stijn Pauwels
Régie lumière : Dennis Diels
Régie plateau : Joris VanhoutteDurée : 1h40
NTGent
Les 19, 25, 27, 28 et 30 avril et les 1er, 2, 4, 7 mai 2019
Kammerspiele de Bochum (Allemagne)
Du 17 au 19, du 22 au 24, le 26 et du 28 au 30 mai
Au Festwochen de Vienne (Autriche)
Du 6 au 8 juin
Première française à l’Hippodrome de Douai
Les 12 et 13 juin
En septembre au Théâtre de Nanterre-Amandiers dans le cadre du Festival d’Automne du 10 au 14 septAu Théâtre des Célestins, dans le cadre du Festival Sens Interdits (Lyon)
Les 22 et 23 octobre 2019
Au Théâtre Vidy à Lausanne
Du 4 au 7 décembre 2019
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