Comme le Festival Sens Interdits qui l’a fait connaître en France en 2011, Marta Górnicka s’oppose aux récits et aux esthétiques dominantes en faisant entendre une voix singulière. Celle d’un chœur à l’image d’une Pologne opposée à la montée des nationalismes.
La célébration du centenaire de l’indépendance de la Pologne le 11 novembre 2018, où le gouvernement conservateur a marché aux côtés des groupes d’extrême droite, représente tout ce contre quoi Marta Górnicka lutte depuis Chœur de femmes (2010), sa première création. Soit « une Europe qui fait de la ségrégation devant ses frontières ». « Une Europe qui se veut homogène, unie, qui rejette toute différence », dit-elle deux jours plus tard au Théâtre des Célestins à Lyon où elle vient de présenter Hymn to love. Son dernier spectacle, dont l’association Sens Interdits coordonne la première tournée française, au Maillon à Strasbourg puis à Villeneuve d’Ascq dans le cadre du Festival Next. En attendant la prochaine édition du Festival Sens Interdits dirigé par Patrick Penot qui, lit-on sur son site internet, « propose d’entendre, dans leurs langues originelles, des paroles étouffées, d’aller à la rencontre de minorités fières de leur culture et de leur lutte, de faire ressurgir des mémoires occultées, mais aussi de provoquer d’indispensables confrontations esthétiques et intellectuelles ».
Un programme auquel Marta Górnicka répond par un singulier travail sur la notion de « chœur moderne tragique » qu’elle affûte de création en création. Et qu’elle met au service des différents sujets qui la préoccupent, tous liés à la vision démocratique, hospitalière, de la nation qu’elle défend à la tête de sa compagnie indépendante CHORUS OF WOMEN basée à Varsovie. Interprété par vingt-cinq amateurs et professionnels aux pratiques, aux horizons culturels et aux physiques divers, Hymn to love est donc le fruit de plusieurs années de recherche et de rencontres. Choses dont témoigne la grande précision des voix et des gestes de cette pièce qui vient clore un triptyque européen inspiré de Mère Courage. Leur coordination en une parole cadencée de façon quasi-militaire, où des morceaux familiers à tout Polonais – différentes versions de l’hymne national, des marches et des chants patriotiques, religieux et populaires – côtoient des discours de Mussolini, de Goebbels ou du terroriste d’extrême droite Anders Breivik.
Livrés par bribes, tout entremêlés, ces textes où les mots « amour » et « paix » disent la haine et le repli sur soi sont pour Marta Górnicka et son chœur une manière de montrer « combien la langue peut être opaque, toxique, non-transparente ». Combien la musique elle-même peut être mensongère, comme celle de l’orchestre d’Auschwitz dirigé par la nièce de Gustav Mahler, qui a servi de point de départ à la création de Hymn to love. Et qui clôt aussi le spectacle à travers une de ses images les plus fortes et concrètes, où les comédiens miment au violon le jeu de la Passion selon Saint-Matthieu de Bach, qui finit par remplacer le concert des voix.
Entre cette scène et le fragment d’un chant composé en 1937 par le général polonais Henryk Dabrowski – « Pas encore pas encore / La Pologne n’est pas encore morte », le groupe de Hymn to love révèle ses différents visages. La foule bien sage du début se met à marcher au pas. Scandant une même phrase – « Nous les Polonais, nous sommes des gens. Des gens ordinaires » –, elle se concentre au bord du plateau à la manière d’une meute puis se met à courir comme s’il lui était encore possible d’échapper à l’Histoire contre laquelle elle peste, mais qui l’a façonnée. Autant de mouvements collectifs qui révèlent des individus absents des récits polonais officiels. Une personne noire et une trisomique par exemple, dont la seule présence suffit à dénoncer la violence des discours nationalistes et anti-migrants que la victoire de la droite conservatrice aux élections de 2015 a renforcés.
Un contexte qui éclaire beaucoup Hymn to love, dont la valeur militante va de soi en Pologne. Moins en France, où même avec une bonne connaissance de la situation polonaise, la réception du spectacle est moins intuitive. Moins spontanée. On y perd forcément, même avec un bord de plateau où s’expriment Marta Górnicka et quelques-uns de ses collaborateurs. À Lyon, l’histoire qui relie Sens Interdits à l’artiste donnait toutefois un sens particulier à sa présence, qui aurait été plus fort encore dans le cadre du festival. Celui d’une fraternité dans l’art, par-delà les langues et les frontières.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Hymn to love
De Marta GórnickaAvec : Sylwia Achu, Anna Andrzejewska, Maria Chleboś, Konrad Cichoń, Piotr Dąbrowski, Tymon Dąbrowski, Maciej Dużyński, Anna Gierczyńska, Paula Głowacka, Maria Haile, Anna Jagłowska, Wojciech Jaworski, Borys Jaźnicki, Katarzyna Jaźnicka, Ewa Konstanciak, Irena Lipczyńska, Kamila Michalska, Malgorzata Nowacka, Izabela Ostolska, Filip Piotr Rutkowski, Michał Sierosławski, Ewa Sołtysiak, Kaja Stępkowska, Ewa Szumska, Anastazja Żak
Musique : Teoniki Rożynek
Chorégraphie : Anna Godowska
Dramaturgie : Agata Adamiecka
Scénographie : Robert Rumas
Costumes : Anna Maria Karczmarska
Marionnettes : Konrad Czarkowski (Kony Puppets)
Lumière : Artur SienickiCoproduction : Chorus of Women Foundation, Teatr Polski (Poznan, Pologne), Ringlok Schuppen Ruhr (Mülheim, Allemagne), Maxim Gorki Theater (Berlin, Allemagne)
Avec le soutien du Goethe Institut, du Center for Contemporary Art Ujazdowski Castle
Avec l’aide de l’Office National de Diffusion Artistique (ONDA), de la ville de Varsovie, de la ville de Poznan et du Kunststiftung NRWDurée : 50 mins
Le Maillon – Strasbourg
Les 15 et 16 novembre 2018Festival Next – Villeneuve d’Ascq
Les 18 et 19 novembre 2018
Laisser un commentaire
Rejoindre la discussion?N’hésitez pas à contribuer !