Au Théâtre de la Cité internationale, la metteuse en scène s’empare de deux textes puissants de Sandra Lucbert et Sophie Divry, mais échoue à en donner une traduction théâtrale suffisamment convaincante.
Alors qu’il est encore dans la pénombre, on peut déjà distinctement voir Volodia Piotrovitch d’Orlik s’inscrire dans les pas de Protagoras. Dans le dialogue de Platon qui porte son nom, ce sophiste réputé s’aventure, face à Socrate, dans une réinterprétation du mythe de Prométhée et d’Épiméthée, ces deux frères chargés par les Dieux de répartir les qualités et les dons physiques aux êtres vivants. Tandis que le second, dans la grande distribution qu’il organise, oublie malencontreusement les Hommes, laissés nus comme des vers, le premier, pour réparer l’erreur de son frère, leur offre la technique, après avoir volé les secrets du feu à Athéna et Héphaïstos. Prenant appui sur ce mythe bien connu, Protagoras le prolonge et fait entrer Zeus dans la danse : poussé par Hermès, qui se désespère de voir les Hommes se servir de leurs pouvoirs pour se déchirer, s’affronter et s’entretuer, le maître de l’Olympe accepte que le sens politique leur soit, à parts égales, octroyer afin que tous puissent vivre en bonne intelligence et en harmonie. Et le comédien de poursuivre son récit, extrait du Ministère des contes publics de Sandra Lucbert, et de reprendre les mots de l’autrice qui fait un lien direct entre la disparition de cette concorde originelle et l’avènement du capitalisme, tel un nouveau moteur d’affrontement, financier cette fois, entre les Hommes, une course mortifère à l’enrichissement, comme si une mythologie en avait chassé une autre.
Publié chez Verdier en 2021, ce petit ouvrage s’impose comme la première pierre des Contes d’État conçus par Aurelia Ivan. Avec une redoutable minutie, Sandra Lucbert y analyse un numéro spécial de « C dans l’air » diffusée sur France 5. Intitulée, avec une impartialité toute relative, Dans le piège de la dette, l’émission s’ouvre par un reportage sur une tragédie survenue à la suite de la fermeture de la maternité de la ville de Die, dans la Drôme, et par cette réaction glaçante du préfet d’alors : « Nous sommes aussi comptables de la dette publique ». Des propos tenus par Gérald Darmanin, alors ministre de l’Action et des Comptes publics, à ceux de Didier Migaud, alors Premier président de la Cour des comptes, la suite de l’émission est à l’avenant et alimente, sans ménager de réel espace de contradiction, la théorie selon laquelle, comme l’écrit Lucbert, « LaDettePubliqueC’estMal », ce qui imposerait une réduction drastique des dépenses publiques. L’occasion est alors trop belle pour l’autrice de démonter, pied à pied, ce discours pour en décortiquer les ressorts, pour opposer au langage des politiques et des hauts-fonctionnaires les mots de Lewis Caroll, Montaigne ou Pascal, qui ouvrent le champ des possibles quand les premiers le ferment, pour examiner comment, par la rhétorique, une théorie économique s’inscrit profondément dans l’esprit de la majorité des citoyens, jusqu’à devenir une vérité, une certitude, alors que ses fondations sont pourtant discutables, et qu’il ne s’agit peut-être, en réalité, que d’un « conte d’État ».
Aux extraits de ce premier texte, Aurelia Ivan en adjoint un second, tiré de Cinq mains coupées de Sophie Divry. Habituée au roman, l’autrice se borne cette fois, par respect pour la parole confiée, à retranscrire des témoignages, ceux de cinq « gilets jaunes » qui, au cours de manifestations, ont vu leurs mains arrachées par des grenades lancées par des forces de l’ordre. Et Sophie Divry, qui ne s’exprime que dans la postface, de montrer alors, par ce travail, et par la force du récit brut, comment la violence d’État peut mutiler les citoyens dont elle doit pourtant assurer la protection et garantir la sûreté. De cet attelage, a priori judicieux, entre ces deux ouvrages, se dégage progressivement un premier problème : Aurelia Ivan peine, dans sa dramaturgie, à les assembler réellement, à les faire entrer en dialogue et en résonance, à aller au-delà d’une succession, d’un modeste glissement de l’un vers l’autre. Évidemment, avec un léger recul, ces deux textes apparaissent comme les deux faces d’un même pouvoir et d’une même domination qui, sous couvert de faire respecter l’ordre économique et social, maltraitent les individus et les citoyens. L’un et l’autre interrogent aussi respectivement la doxa économique et le monopole de la violence de l’État qui ont des valeurs de vérités absolues dans nos sociétés contemporaines, alors qu’ils pourraient être discutés et réenvisagés, mais le travail d’Aurelia Ivan s’arrête là.
Surtout, la metteuse en scène ne parvient pas à trouver une traduction scénique suffisamment convaincante à ces deux textes pour en restituer la force et à en sublimer la puissance. Dans une vague référence au théâtre antique, elle s’enferre dans un sur-symbolisme où, des bustes en plâtre à détruire au miroir déformant qui trône au milieu du plateau, en passant par les voix caricaturées, façon cartoon, des invités de « C dans l’air », tout fleure bon la grandiloquence à même d’occuper, maladroitement, l’espace scénique pendant que le texte est déroulé. Sans doute Aurelia Ivan a-t-elle souhaité s’inspirer de l’univers des contes pour aller voir, comme Alice, De l’autre côté du miroir, mais cette reprise malhabile de leurs codes achoppe et accouche d’un résultat assez lourd et, en même temps, assez pauvre, notamment dans la rigidité des déplacements. Malgré la performance de Volodia Piotrovitch d’Orlik qui, armé de son jeu à la Stanislas Nordey, réussit à faire entendre distinctement les textes, l’ensemble ne parvient pas à rendre grâce à ce qui se joue chez Sandra Lucbert et Sophie Divry, où, au contraire, tout tend vers une économie tactique, pour faire mouche avec une précision la plus chirurgicale possible.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Contes d’État
Conception Aurelia Ivan
Avec des extraits du Ministère des contes publics de Sandra Lucbert (Verdier, 2021) et de Cinq mains coupées de Sophie Divry (Le Seuil, 2020)
En complicité avec Raphaël Kempf
Avec Léonie Chouteau, Raphaël Kempf, Flor Paichard, Volodia Piotrovitch d’Orlik
Conception espace, lumières et costumes Sallahdyn Khatir
Conception sonore Nicolas Barillot, Grégory Joubert, Flor Paichard
Régie générale Raphaël de Rosa
Stagiaire scénographie Rose Bouraly, Clémence Malinsky
Regard extérieur Bastien Dausse, Dalila KhatirProduction Tsara
Coproduction Théâtre de la Cité internationale ; La Muse en Circuit – Centre National de Création Musicale d’Alfortville
Avec l’aide de la Ville de Paris, de l’ADAMI, de la SPEDIDAM, du Fonds d’insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD-PSPBB et des Tréteaux de France – CDN
Tsara est conventionnée par la DRAC Île-de-France – ministère de la Culture et par la Région Île-de-France au titre de la Permanence Artistique et Culturelle. La compagnie est en résidence de création et d’action artistique de 2022 à 2024 au Théâtre de la Cité internationale, avec le soutien de la Région Île-de-France.Durée : 1h40
Théâtre de la Cité internationale, Paris
du 29 février au 23 mars 2024Théâtre de l’Échangeur, Bagnolet
du 4 au 9 novembre 2024
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