Fondé sur la technique de l’hétérodirection, le « portrait mimétique » de Nina Simone, conçu par la compagnie Fanny & Alexander et présenté au Théâtre 14 dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, tend à faire écran plutôt qu’à donner accès à la figure forte et écorchée de la chanteuse américaine.
Au sein de la compagnie Fanny & Alexander, qu’il a cofondée avec Chiara Lagani, Luigi De Angelis a, depuis plusieurs années, au milieu d’autres projets hors des sentiers battus et à la croisée de plusieurs langages artistiques (théâtre, arts visuels, musique, cinéma, littérature), développé un concept théâtral singulier, celui du « portrait mimétique ». Loin de se cantonner à une catégorie unique d’individus portraiturés, l’artiste italien se plaît à faire le grand écart, à passer de l’écrivain Primo Levi (Se questo è Levi) au gourou américain Charles Manson (Manson), avec, toujours, une même technique : l’hétérodirection. À partir de documents audio et vidéo sélectionnés au préalable, Luigi De Angelis met au point une bande-son qu’il diffuse dans les oreilles de son interprète lorsque celui-ci est en scène. À charge ensuite pour lui, ou pour elle, de reproduire et de se laisser imprégner par la voix de celui, ou de celle, qu’iel doit incarner. Ainsi téléguidé, l’interprète ne se saisit pas seulement des mots de l’original, mais bien de ses intonations, de ses gestes, de ses attitudes. Alors que son corps n’est plus que le vecteur de la voix, voire de la personnalité, d’un autre, il devient un passeur au sens le plus pur du terme, une sorte d’hologramme de chair et d’os, hanté par une présence qui l’habite et l’anime.
Sur le plateau du Théâtre 14, où Nina est repris cette saison dans le cadre du Festival d’Automne à Paris, après avoir été créé, il y a un an, au Centre Pompidou, c’est à la chanteuse Nina Simone que le cofondateur de Fanny & Alexander entend redonner vie. Tout commence, d’ailleurs, à la manière d’un récital, d’un concert, d’un tour de chant. Assise, de dos, sur un petit banc de pianiste, la soprane américaine Claron McFadden, accompagnée par un autopiano, se lance dans les premiers fragments de Dambala. Suivront, entre autres, Little Girl Blue, Black Is The Color Of My True Love’s Hair, Lilac Wine, Backlash Blues, Mississippi Goddam, Westwind, I Shall Be Released et le mythique I Put A Spell On You, soit un savant mélange de reprises emblématiques et de titres originaux, qui cherche moins à enchaîner les tubes – on remarquera, par exemple, l’absence notable de Feeling Good, Ain’t Got No, I Got Life ou Don’t Let Me Be Misunderstood – qu’à brosser en creux, et grâce à la mise en valeur des paroles, le portrait d’une artiste aux failles et fêlures aussi nombreuses que ses combats. D’autant que, entre deux refrains, s’intercalent des bribes d’entretiens à haute teneur politique, où il est en particulier question des droits des personnes noires et des femmes, qui traduisent encore plus directement la force de ses engagements.
Au cours des saisons passées, la figure de Nina Simone a inspiré nombre d’artistes et les plateaux ont vu fleurir des spectacles aussi divers que Miss Nina Simone, mis en scène par Anne Bouvier d’après le roman de Gilles Leroy, Le Silence et la peur de David Geselson ou encore Portrait de Ludmilla en Nina Simone, où David Lescot enchevêtrait les parcours de la comédienne Ludmilla Dabo et de la chanteuse américaine. Alors qu’il prétend s’en rapprocher le plus, en donner une vision la plus chimiquement pure, c’est, en regard de ces propositions, le projet de Fanny & Alexander qui, paradoxalement, donne le moins accès à ce qu’a pu être, et représenter, Nina Simone. Cet écueil, Nina le doit d’abord au travail dramaturgique un brin sommaire de Chiara Lagani qui, au-delà de la sélection des chansons et des fragments d’entretiens, ne réussit pas à dépasser l’empilement superficiel de fragments, façon patchwork, à dégager une ligne directrice suffisamment claire, capable de donner du relief à la chanteuse, à ses luttes, mais aussi à ces tourments qui, en dehors de la scène, la rongeaient de l’intérieur.
Surtout, tandis qu’il considère la voix comme « une empreinte sonore qui révèle l’âme même de l’individu, avec ses plaies et ses aspirations » et qu’il entendait, par son truchement, « se connecter à ce canal d’émotion » ouvert par Nina Simone, Luigi De Angelis fait tout l’inverse, ou presque. Bien que savamment maîtrisé, le dispositif technique qu’il déploie fausse l’ensemble de la représentation, à commencer par la sincérité de cette forme de reenactment de la figure de la chanteuse américaine. Si, grâce à la voix et à l’élégante présence de Claron McFadden, pourtant privée de sa latitude d’interprétation, le spectre de l’artiste tend à se former, il fait irruption de manière bien trop froide, sans jamais donner accès aux sentiments, aux douleurs et aux forces vives de la grande Nina – alors que lorsqu’elles sont reproduites, et donc non originales, dans une forme théâtrale plus classique, ces manifestations de l’âme ont, à tout le moins, le mérite d’exister. Tout se passe alors comme si, plutôt que d’augmenter le théâtre, le dispositif technique en subvertissait le coeur. Trop présent, il fait écran et intermédie la relation qui pourrait s’instaurer entre le public et Claron McFadden, et, à travers elle, Nina Simone, sans, pour autant, ou de façon beaucoup trop superficielle, donner les moyens de saisir l’exacte dimension de la performance vocale, dont, sans doute à dessein, les ressorts demeurent invisibles et l’ampleur impalpable.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Nina
Concept, direction et lumière Luigi De Angelis
Avec Claron McFadden
Dramaturgie et costumes Chiara Lagani
Création musicale Claron McFadden, Damiano Meacci (Tempo Reale)
Musique électronique et design sonore Damiano Meacci
Coaching Andrea ArgentieriProduction E Production/Fanny & Alexander ; Muziektheater Transparant (Anvers)
En collaboration avec Romaeuropa Festival ; Tempo Reale (Florence)
Coproduction Ircam – Centre Pompidou ; Festival d’Automne à Paris
Avec le soutien de l’Institut Culturel Italien de ParisDurée : 1h
Théâtre 14, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
du 10 au 21 décembre 2024
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