Malgré les quelques faiblesses de la pièce de Sara Stridsberg, Dissection d’une chute de neige, Christophe Rauck parvient à façonner un élégant écrin scénique où la comédienne s’impose en femme-enfant souveraine, aussi fragile que puissante.
Dans la galaxie des monarques européens, Christine de Suède occupe une place hautement singulière, bien que largement, et injustement, occultée par l’Histoire. Unique survivante d’une fratrie de quatre enfants, elle est invitée à monter sur le trône dès l’âge de six ans, alors que son père, Gustave-Adolphe, vient d’être tué lors de la bataille de Lützen, en Saxe. Sous la tutelle du chancelier Axel Oxenstierna jusqu’à son couronnement en 1650, délaissée par sa mère, Marie-Eléonore, qui, assure-t-elle dans son autobiographie Vie de la reine Christine, faite par elle-même, se désespérait de sa laideur, mais aussi qu’elle ne soit pas née garçon, la jeune reine se construit en électron libre, capable, le moment venu, de faire voler en éclats les carcans politiques, religieux et familiaux auxquels, en tant que souveraine, elle était pressée de se conformer. D’une grande érudition, elle entend faire entrer la Suède dans l’âge moderne et transformer son peuple de chasseurs d’ours, de bûcherons et de paysans en une assemblée de sujets lettrés grâce aux écoles, théâtres et bibliothèques qu’elle fait sortir de terre. Envers et contre la noblesse luthérienne, soulagée par son abdication en 1654, elle s’échine aussi à garder les rênes de sa propre destinée. Au mariage et à la maternité, elle préfère les parties de chasse et les liaisons éphémères, y compris avec des femmes, telle sa dame de compagnie, la comtesse Ebba Sparre.
De cette personnalité hors du commun et des normes, Sara Stridsberg s’est librement inspirée pour façonner « la Fille Roi », personnage central autant qu’omnipotent de sa pièce Dissection d’une chute de neige. Sous sa plume, la reine Christine prend les atours d’un⸱e souverain⸱e quasi hermaphrodite, qui lutte avec les genres et leurs attributs pour mieux s’en départir et n’être plus qu’un être profondément et intensément libre. Entourée par un aréopage de figures que Shakespeare ne renierait pas – du « Roi Mort » qui la guide depuis l’au-delà au « Pouvoir » qui fait tout pour la faire rentrer dans le rang, en passant par « le Philosophe », double de Descartes, invité à la cour de Suède en son temps –, elle apparaît également comme une cousine éloignée de la princesse Maleine, imaginée par Maeterlinck, dans sa façon de résister à l’ordre établi, quitte à s’y brûler les ailes. Anti-conformiste par excellence, pétrie d’apparentes contradictions, elle n’en reste pas moins furieusement versatile, comme clouée dans un entre-deux adolescent, à la fois traversée par ses passions amoureuses et transfigurée par des pulsions despotiques qui la poussent parfois à commettre d’irréparables impairs, mais font tout son sel et sa complexité. On ne peut alors que regretter que, une fois ce personnage habilement posé, au gré d’amplifications dramatiques et d’allusions subtiles au réel, la dramaturge suédoise peine à le faire véritablement éclore, à doper son texte pour l’extirper du surplace et de la dynamique centripète dans laquelle il semble se complaire et s’enfermer, à la manière de cette reine malgré elle, prisonnière d’injonctions intérieures et extérieures à bien des égards paradoxales.
Malgré ces quelques faiblesses, Christophe Rauck, qui connaît bien le travail de l’autrice pour avoir récemment monté sa biographie-fiction sur Valérie Solanas, La Faculté des rêves, parvient à faire son miel scénique de ce portrait en dehors des sentiers battus. Epaulé par le talent scénographique d’Alain Lagarde, il le nimbe d’une ambiance onirique, où rien, des sublimes lumières d’Olivier Oudiou à cette gigantesque boîte en verre génératrice d’images d’une rare élégance, n’est laissé au hasard. Esthétiquement captivante, la proposition du metteur en scène, qui fait montre de son adroite maîtrise du plateau, l’est tout autant symboliquement, et à la légèreté des plumes dans lesquelles « la Fille Roi » se réfugie répond la couche de cendre, terrienne et volcanique, qui macule le sol stérile du royaume nordique. Surtout, il veille, afin qu’ils ne se transforment pas en de simples ectoplasmes, à donner une épaisseur et un relief à chacun des personnages, bien que, pour une majorité d’entre eux, ils ne restent que tristement secondaires. Autour de Marie-Sophie Ferdane, irradiante de justesse dans son rôle de souveraine, à la fois femme forte et enfant capricieuse, fondamentalement indépendante et héréditairement liée aux contraintes de l’exercice du pouvoir, Ludmilla Makowski, Murielle Colvez et Emmanuel Noblet réussissent alors à tirer leur épingle du jeu dans leurs habits respectifs d’amante effrontée, de mère indigne et de prétendant repoussant. Jusqu’à transformer cette quête intime venue d’un autre monde en objet théâtral atypique, doté de plus de résonances avec notre époque que ce que sa lointaine origine pouvait, a priori, laisser à penser.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Dissection d’une chute de neige
Texte Sara Stridsberg
Mise en scène Christophe Rauck
Avec Thierry Bosc, Murielle Colvez, Habib Dembélé, Marie-Sophie Ferdane, Ludmilla Makowski, Christophe Grégoire, Emmanuel Noblet
Traduction du suédois Marianne Ségol-Samoy
Dramaturgie Lucas Samain
Scénographie Alain Lagarde
Lumières Olivier Oudiou
Son Xavier Jacquot
Costumes Fanny Brouste, assistée de Peggy Sturm
Vidéo Pierre Martin
Coiffure et maquillage Férouz Zaafour
Masques Judith DuboisProduction Théâtre du Nord – CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France ; Théâtre Nanterre-Amandiers, Centre dramatique nationale
La pièce Dissection d’une chute de neige de Sara Stridsberg (traduction de Marianne Ségol-Samoy) est représentée par L’ARCHE, agence théâtrale.
Durée : 2h10
Théâtre Nanterre-Amandiers
du 9 au 19 janvier 2024
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