Bérangère Vantusso déroge à sa fréquentation des écritures contemporaines avec Rhinocéros. Grâce à l’adaptation réalisée par Nicolas Doutey et un fin travail sur l’objet, elle réduit très nettement la distance nous séparant de la pièce Eugène Ionesco écrite en 1959. Sans parvenir à retrouver la force subversive qu’eut à son époque la fable politique au message des plus explicites.
En dehors du Théâtre de la Huchette dans le Quartier Latin où ses pièces ont depuis longtemps acquis un caractère muséal – depuis 1957, La Cantatrice chauve et La Leçon s’y jouent dans les décors d’origine –, Eugène Ionesco (1909-1994) ne resurgit qu’assez rarement sur les grandes scènes. Contrairement à Samuel Beckett, avec qui il fut en son temps assimilé avec d’autres au courant du « théâtre de l’absurde », l’œuvre du Roumain francophone attire peu les metteurs en scène d’un certain renom. Figurant au programme des lycées de longue date, son œuvre est peut-être davantage considérée pour ses vertus pédagogiques que littéraires. Elle fait pourtant le bonheur d’un nombre considérable de compagnies amateures. Car tout en étant très ancrée dans une époque, en s’érigeant contre le boulevard qui domine alors le paysage théâtral et en s’attelant à décortiquer les mécanismes du totalitarisme dont les ravages sont encore dans toutes les mémoires du temps de Ionesco, les excès et la dérision au centre de son écriture en font pour des comédiens une matière profondément ludique.
Après Jean-Luc Lagarce, qui met en scène La Cantatrice chauve en 1992, et plus récemment Emmanuel Demarcy-Mota qui monte Rhinocéros (2011), Bérangère Vantusso se montre sensible à l’univers de Ionesco. Aiguillé par Julia Vidit, directrice du Théâtre la Manufacture – Centre Dramatique National de Nancy Lorraine, qui l’invite à mettre en scène une « pièce classique », son choix de Rhinocéros se veut aussi une réaction aux dérives de notre époque. La redécouverte de cette pièce, dit-elle dans le dossier du spectacle, « a achevé de me convaincre que les ‘’ismes’’ en tous genres ne cesseront pas de nous faire trébucher, et qu’il faut encore et toujours en parler en cherchant à renouveler les formes ». Les échos avec le présent de la pièce écrite en 1959, dans une optique clairement antinazie mais envisagée par son auteur comme étant plus largement « contre les hystéries collectives et les épidémies qui se cachent sous le couvert de la raison et des idées », sont d’autant plus clairs dans la mise en scène de Bérangère Vantusso qu’elle a choisi de couper les proliférations de Rhinocéros les plus clairement liées au moment historique qui l’a vue naître.
L’adaptation de la pièce, réalisée par l’auteur Nicolas Doutey, supprime sans ajouter. Respectueux du texte original, ce parti-pris s’affirme d’emblée, de même que la confiance accordée par la metteure en scène à l’objet non pour actualiser la pièce mais pour tenter de lui rendre la force qu’elle avait il y a 60 ans du fait de son écriture autant que de son sujet. Dans un décor entièrement constitué de cubes blanc type céramique – ils sont en fait en fibre de verre, pour des questions de sécurité et de pratique –, les six acteurs du spectacle déambulent comme on le fait dans un défilé, la démarche mécanique, avant d’endosser des costumes qui les installent dans leurs rôles. C’est ainsi par le vêtement puis par la parole qu’existent les deux protagonistes centraux de la première scène, Béranger (Thomas Cordeiro) et Jean (Simon Anglès) ainsi que leur entourage. Du cadre posé par Ionesco, la « place d’une petite ville de province » avec épicerie, ciel bleu et lumière crue il ne reste par contre rien. En l’absence de toute indication et du moindre élément naturaliste, l’irruption du premier rhinocéros, écrasant des chats et commençant à faire trébucher le langage des protagonistes, pourrait se situer n’importe où, n’importe quand.
Le cube blanc comme signifiant unique aux signifiés multiples est pour beaucoup dans le détachement de la pièce de son contexte d’origine. Ingénieux, ce dispositif s’inscrit pleinement dans la démarche que Bérangère Vantusso, nouvellement nommée à la tête du Théâtre Olympia – CDN de Tours, mène au sein de sa compagnie Trois-6ix-trente fondée en 1999. La marionnette, comme à son habitude, est placée au cœur d’une esthétique à la croisée des disciplines. Et, comme dans ses créations précédentes où elle prenait la forme de simples bouts de bois – Alors Carcasse (2017) – et de cartes – Bouger les lignes (2021), écrite par Nicolas Doutey –, cette discipline de prédilection de Bérangère Vantusso apparaît de manière on ne peut plus minimaliste. Avec ses cubes, qui sont aussi bien les chats écrasés que les rhinocéros, un lit, une télévision et toutes sortes d’autres objets, radicalise son rapport à la marionnette : celle-ci devient un pur support de projection pour l’imaginaire du spectateur. Apparaissant sans cesse et se fracassant souvent, ces objets finement manipulés par les interprètes disent avec subtilité la menace qui plane sur Rhinocéros.
Cet intelligent procédé ne suffit guère toutefois à créer la « forme nouvelle » dont Bérangère Vantusso dit elle-même la nécessité face au regain actuel du fascisme un peu partout en Europe. Toute épurée de ses développements les plus historiques, la fable de Ionesco semble ne pas pouvoir regagner la puissance subversive qu’elle a pu avoir. Le jeu des comédiens, qui emprunte comme l’y appelle l’écriture à la fois les voies de la farce et de la tragédie, contraste sans doute trop avec l’abstrait des carrés qu’ils manipulent pour former avec eux un langage théâtral se détachant assez de ceux que l’on connaît pour vraiment offrir une nouvelle vie à Rhinocéros. Au lieu de bousculer comme on pouvait le désirer, le pachyderme se laisse admirer comme une créature rare aux sorties elles-aussi exceptionnelles.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Rhinocéros
Mise en scène : Bérangère Vantusso
Adaptation et dramaturgie : Nicolas Doutey
Avec : Boris Alestchenkoff, Simon Anglès, Thomas Cordeiro, Hugues De la Salle, Tamara Lipszyc, Maïka RadigalesCollaboration artistique : Philippe Rodriguez-Jorda
Assistanat à la mise en scène : Pauline Rousseau
Scénographie : Cerise Guyon
Lumières : Anne Vaglio
Création musicale : Antonin Leymarie
Costumes : Sara Bartesaghi Gallo, Elise GarraudDirection technique, régie générale et lumière : Philippe Hariga
Création son : Grégoire Leymarie
Régie son : Vincent Petruzellis
Régie plateau : Léo Taulelle
Accessoires : Sébastien Baille Construction décor Fabien Fischer, Maxime Klasen (la Boite à Sel)
Avec la participation à la bande son Matthieu Ha (voix), Giani Caserotto (guitare), Fabrizio Rat (piano), Adrian Bourget (mixage et traitement)
Administration, production : Flavia Amarrurtu, avec le soutien de Véronique Atlan Fabre à la diffusion et Floriane Dané directrice de production à compter du 1er février 2024.Production : Cie Trois-6ix-trente Coproduction et résidence Théâtre de la Manufacture – CDN de Nancy Lorraine, Studio théâtre de Vitry, Théâtre Jean Vilar de Vitry.
Coproduction Théâtre Olympia Centre dramatique national de Tours, Maison de la Culture d’Amiens – Pôle européen de création et de production, Théâtre Jean Vilar de Vitry, Le Carreau Scène nationale de Forbach, Théâtre Joliette – Scène conventionnée art et création expressions et écritures contemporaines – Marseille
Avec le soutien de Malakoff scène nationale.
La Compagnie trois-6ix-trente bénéficie du soutien de la Direction régionale des affaires culturelles Grand Est (convention 22-23) et de la Région Grand Est (convention 22-23).Durée : 1h30
du 24 septembre au 4 octobre 2024
Théâtre Olympia – CDN de Toursdu 5 au 14 décembre
Théâtre Silvia Monfort – Paris13 et 14 février 2025
Le 140 – Bruxelles20 et 21 mars
ACB – Scène nationale de Bar-le-Duc3 avril
Le Carreau – Scène nationale de Forbach16 et 17 avril
Théâtre d’Auxerre – SCIN24 et 25 avril
Maison de la Culture d’Amiens23 mai
Le Grand R – Scène nationale de La Roche-sur-Yon
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