Au Théâtre de l’Odéon, le metteur en scène Stéphane Braunschweig livre une version plus cérébrale et psychologique que passionnelle et charnelle de la mythique chaîne d’amours racinienne.
Ces dernières années, Stéphane Braunschweig revient à Racine avec la régularité d’un métronome. Depuis Britannicus, monté en 2016 sous les ors de la salle Richelieu de la Comédie-Française, le dramaturge classique a rejoint le cercle des auteurs fétiches du metteur en scène, où se côtoyaient déjà Shakespeare, Ibsen, Tchekhov, Pirandello ou encore Arne Lygre. Après avoir plongé dans les affres politico-amoureuses de la Rome antique soumise à la domination de Néron, le patron du Théâtre de l’Odéon avait mis le cap sur Troie, et sur Iphigénie, dont il avait donné, en septembre 2020, malgré les contraintes imposées par la crise sanitaire, une version où la mise sous tension naturelle se parait d’élégance. Sur fond de mer calme, trop calme aux yeux des Grecs pressés de fondre sur Troie, le dispositif scénique en bi-frontal n’y était pas étranger dans sa façon de transformer le podium central en chaudron piégeux. En habile scénographe qu’il est, Stéphane Braunschweig a, une nouvelle fois, utilisé le décor comme tremplin dramaturgique pour propulser Andromaque, dont il s’empare aujourd’hui. Des habituels intérieurs bourgeois, ne restent que des scories – une table nappée et quelques chaises à la renverse –, baignées par une mare de sang qui, d’emblée, matérialise l’horreur de la guerre de Troie.
Alimentée par les flots d’hémoglobine déversés au cours des violents combats, cette flaque rouge carmin donne au plateau du Théâtre de l’Odéon des allures de ring sanguinaire où se toisent, se confrontent et s’affrontent les vainqueurs et les vaincus. En chef de file des premiers, s’impose Pyrrhus qui, en tant que roi d’Épire, retient captive Andromaque, l’emblème des seconds. Amouraché de sa prisonnière, il souhaite ardemment qu’elle l’aime en retour, et convoler en justes noces avec elle, mais la belle reste fidèle à son époux mort, Hector, qu’Achille, le père de Pyrrhus, avait fait passer, lors d’un célèbre combat, de vie à trépas. En parallèle, Oreste déroule son propre agenda. Au nom des Grecs, il exige qu’Astyanax, le fils d’Andromaque, et dernier de la lignée troyenne, lui soit livré pour tuer dans l’oeuf toute possibilité de vengeance future, et lorgne sur Hermione, la fille d’Hélène et de Ménélas, qu’il n’a jamais cessé d’aimer, mais que son père, en récompense des efforts de guerre accomplis, a promis à Pyrrhus. Une fois cette chaîne d’amours impossibles, car non réciproques, formée, ne reste plus qu’à laisser advenir les conséquences d’un désir qui, à force d’animer les êtres, en vient à les consumer.
À ceci près que, dans une lecture en forme de pas de côté, Stéphane Braunschweig s’intéresse moins à la passion et à la frustration qui commandent cet enchevêtrement amoureux – « Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime Hector, qui est mort » – qu’aux causes profondes de celui-ci, directement reliées à la guerre de Troie. Sous sa houlette, les désirs multiples deviennent les produits du conflit et les êtres des individus en état de stress post-traumatique. Dès lors, tandis qu’Andromaque se réfugie dans son rôle de mère protectrice et de veuve éplorée qui, selon le metteur en scène, « se sent dépositaire d’un devoir de mémoire » envers les Troyens, le sentiment amoureux de Pyrrhus trouverait moins sa source dans un désir pur et parfait que dans une volonté de réparation du mal qu’il a commis. Prétendant éconduit, Oreste serait, quant à lui, une victime collatérale de la guerre de Troie, privé d’Hermione à cause de la décision de Ménélas, tandis que la jeune femme verrait en Pyrrhus, le vainqueur des vainqueurs, « le seul dont la grandeur pourrait la hausser à la hauteur de sa mère », Hélène. Sensée sur le papier, cette vision aux relents psychologiques a toutefois un revers, celle de donner un côté austère à la pièce de Racine, où le cérébral damerait le pion au passionnel.
Sur la plateau quasi vide, qui n’est pas sans rappeler une terre brûlée où, à part des âmes en peine, plus rien ne survit, il est alors difficile de voir le désir poindre, puis naître, puis enflammer les êtres, et la scène avec eux. Insuffisamment soutenue par une scénographie – sans doute plus efficace vue du balcon que du parterre – qui, une fois l’effet premier dissipé, peine à se déployer faute de relais convaincants, cette appréhension renforce le côté précieux du texte qui tranche avec l’humanité furieuse des sentiments. D’autant que, cintrés dans des costumes en noir et blanc qui tranchent avec le rouge sang, les comédiens apparaissaient, au soir de la première, mal à l’aise avec la métrique racinienne, dont ils n’arrivaient pas, notamment dans les premières encablures, à réellement se dégager afin de gagner en fluidité et en naturel. De Pierric Plathier à Jean-Baptiste Anoumon, en passant par Alexandre Pallu, aucun ne parvient à donner un caractère suffisant à Oreste, Pylade et Pyrrhus, et il faut attendre l’arrivée de Chloé Réjon pour voir la tragédie racinienne commencer à s’activer. Impeccable en Hermione fougueuse et manipulatrice, elle entraîne dans sa roue Bénédicte Cerutti, qui, un temps en difficultés, réussit finalement à donner du relief à la figure d’Andromaque à mesure que la pièce avance. Comme si, en miroir du fond de l’histoire, le salut venait bel et bien de ces femmes aux mains d’hommes insuffisants.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Andromaque
de Jean Racine
Mise en scène et scénographie Stéphane Braunschweig
Avec Pierric Plathier, Jean-Baptiste Anoumon, Alexandre Pallu, Jean-Philippe Vidal, Bénédicte Cerutti, Boutaïna El Fekkak, Chloé Réjon, Clémentine Vignais
Collaboration artistique Anne-Françoise Benhamou
Collaboration à la scénographie Alexandre de Dardel
Costumes Thibault Vancraenenbroeck
Lumière Marion Hewlett
Son Xavier Jacquot
Coiffures et maquillage Émilie Vuez
Assistant à la mise en scène Aurélien DegrezProduction Odéon-Théâtre de l’Europe
Avec le soutien du Cercle de l’OdéonDurée : 1h55
Théâtre de l’Odéon, Paris
du 16 novembre au 22 décembre 2023Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine
du 16 au 19 janvier 2024Théâtre de Lorient – CDN
les 1er et 2 févrierComédie de Genève
du 8 au 14 février
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