À partir de l’essai Beauté fatale de Mona Chollet, la metteure en scène Ana Maria Haddad Zavadinack et cinq des comédiennes de sa promotion de l’ERAC (Ensemble 26) abordent l’injonction à la beauté avec les armes du théâtre et de l’humour. Leur théâtre est à l’image de la féminité qu’elles défendent : délicieusement pluriel, non-conforme.
Sous les boiseries du Lavoir Moderne Parisien, où elles nous invitent à nous installer en un cercle dessiné par leurs cinq pupitres type écolier, les cinq comédiennes de Beauté fatale exposent d’emblée l’une des plaies féminines décrites par la journaliste et essayiste Mona Chollet dans son essai éponyme, paru en 2012 chez La Découverte : l’injonction à la transparence, qui au lieu d’apaiser la solitude des femmes la renforce. Toutes issues récemment de l’Ensemble 26 de l’ERAC, comme leur metteure en scène Ana Maria Haddad Zavadinack, Léa Douzieh, Juliette Evenard – en alternance avec Marie Razafindrakoto –, Chloé Lasne, Tamara Lipszyc et Joséphine Palmieri, se livrent chacune de son côté à quelque activité habituellement réservée à la salle de bains, à l’intimité. L’une s’épile, une autre se coiffe quand sa voisine se vernit les ongles… L’époque du gynécée, que l’on imagine beaucoup plus collective, plus solidaire est passée. On se croirait plutôt à l’approche d’une course dans une écurie, dont les chevaux n’ont même pas de palefrenier pour leur lustrer le crin.
Mais pas de fatalisme qui tienne pour les six jeunes artistes. Dans cette pièce conçue à la fin de leurs études, elles ne tardent pas à faire de la scène un lieu de rassemblement, de parole collective. Et cette parole, qui arrive après quelques temps de préparation solitaire, n’est pas celle que le titre de la pièce nous laisse imaginer. Au lieu de l’introduction de Mona Chollet dans Beauté fatale, Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, qui présente comme mensongères les promesses de bonheur faites aux femmes par la publicité des produits de beauté, c’est un poème qu’elles se mettent à dire ensemble comme pour se donner de la force avant une grande épreuve. « Que les très laides me pardonnent mais la beauté est fondamentale. Il faut dans tout cela qu’il y ait quelque chose d’une fleur, quelque chose d’une danse, quelque chose de haute couture dans toute cela (…) Il n’y a pas de moyen terme. Il faut que tout soit beau (…) ».
Extraits de Recette de femme du poète brésilien Vinícius de Moraes (1913-1980), qui tout en s’inscrivant dans une tradition lyrique brésilienne a voulu réinventer l’amour des hommes et leur idée de la femme, ces mots disent bien l’intention des artistes, et leur rapport à l’essai de Mona Chollet. Si, comme cette dernière, elles entendent déplorer, dénoncer le fait qu’« au-delà des belles images, l’omniprésence de modèles inatteignables enferme nombre de femmes dans la haine d’elles-mêmes, dans des spirales ruineuses et destructrices où elles laissent une quantité d’énergie exorbitante », ce n’est pas avec le langage de l’essayiste qu’elles se proposent de le faire, mais avec celui des auteurs qu’elles aiment, et surtout avec le leur. Car pour Ana Maria Haddad Zavadinack, commencer par du Moraes relève déjà de l’intime : d’origine brésilienne, elle partage avec ce poème un peu de son héritage culturel. Elle met aussi celui-ci à distance dans Beauté fatale qui, tout en étant imprégné du « théâtre fortement politique et militant » qu’elle a connu au Brésil, se place beaucoup plus du côté de la question que de la réponse.
Après la poésie, c’est à l’autofiction que font appel les artistes pour formuler leurs interrogations. On se croirait maintenant à une réunion des Alcooliques Anonymes, à la différence que l’addiction ne concerne pas l’alcool mais les produits de beauté, et surtout l’idée même de la beauté qui en motive la consommation. À la manière très personnelle dont chacune creuse sa mémoire en quête des injonctions qui les ont faites femmes, on devine l’importance des recherches et lectures réalisées sans qu’elles ne prennent jamais le dessus. Beauté fatale n’est pas parfait, il déborde souvent de mots et de gestes, mais cette imperfection est l’une des grandes qualités de ce spectacle qui refuse d’être uniquement cérébral. Chaque idée y est traduite en geste, en performance où les comédiennes n’hésitent pas à se mettre à nu, au sens propre comme au figuré. Les « routines » beauté si particulières de Tamara Lipszyc, par exemple, sont sidérantes d’humour et de générosité dans leur façon de dévoiler une féminité non-conforme. Extrêmement sérieux sans en avoir l’air, le théâtre de ces jeunes artistes, fait de formes diverses, de rires et de cris, réjouit par sa liberté dont on sent qu’elle est une conquête à toujours à toujours recommencer.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Beauté fatale
Adaptation de l’essai homonyme Mona Chollet
Mise en scène Ana Maria Haddad Zavadinack
Avec Léa Douziech, Marie Razafindrakoto, Chloé Lasne, Tamara Lipszyc et Joséphine PalmieriCréation lumière Lola Delelo
Scénographie Alice GirardetProduction Compagnie Les Scies Sauteuses
Un projet soutenu dans le cadre d’un partenariat ERACM/ACTORAL d’accompagnement sur l’émergence artistique.
Soutiens Fonds d’Insertion pour Jeunes Artistes Dramatiques D.R.A.C. et Région Sud. Fonds d’insertion pour Jeunes Comédiens de l’ESAD – PSPBB et du soutien de l’IDEX UCAJedi
Bourse de soutien à la création artistique de la direction de la culture de l’UCA – Université Côte d’Azur.
Avec le soutien de Darjeeling lingerie, qui s’engage pour faire évoluer les regards sur les corps et les représentations de la féminité.
Durée : 1h30
Lavoir Moderne Parisien
Du 5 au 16 octobre 2022
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