Implacable, insoutenable de beauté comme de violence, l’adaptation très personnelle de Barbe-Bleue par Pina Bausch se laisse redécouvrir plus de quarante ans après sa création et refait l’effet d’un séisme émotionnel.
A partir de l’unique opéra de Béla Bartòk diffusé sur une bande magnétique compulsivement interrompue, rembobinée et rejouée, Pina Bausch réinvente Barbe-Bleue en s’affranchissant de la linéarité de sa partition comme de sa narration, au profit d’une dramaturgie du morcellement, de l’éclatement, totalement caractéristique d’une danse qui se fragmente et se répète à l’envi pour mieux s’ancrer dans le présent. Le temps s’étire et se tend à l’extrême. Trouée de silences, de rires, de cris, de gémissements qui font abonder une puissante nervosité, la musique accompagne donc par intermittence une succession de tableaux au cours desquels se joue et s’exacerbe la violence des rapports entre les hommes et les femmes, thème qui deviendra un sujet de prédilection de l’artiste allemande, un sujet à l’évidence plus refoulé et moins exposé lors de la création de sa pièce à la fin des années 1970 que de nos jours.
Pina Bausch enferme le couple central du conte puis une dizaine d’autres couples apparus en lent cortège dénervé dont les membres désolidarisés et manipulés comme des mannequins dans un espace au luxe passé. En parfait contrepoint du château ténébreux de Barbe-Bleue, c’est une belle pièce fortement lumineuse qui sert de décor. Quelque chose de morne et de suffocant suinte pourtant dans cette salle aux issues condamnées où s’explorent et explosent les passions et les pulsions humaines dans une oppressante promiscuité. Des corps-à-corps sous haute tension mettent à l’épreuve les femmes, en robes colorées ou nuisettes, et les hommes, en costards ou peignoirs. Ils s’aimantent et se repoussent, s’étreignent et se fuient. Ils courent, rampent au sol, se jettent contre les murs, se débattent jusqu’à perdre haleine dans une forme de lutte permanente et acharnée. Les jeux libertins les confrontent brutalement à leur voracité comme à leur vulnérabilité. La scène couverte de feuilles mortes se fait lieu de combat et champ de bataille d’une beauté et d’une force ravageuses.
Séduction, manipulation, dévoration, dévastation sont au cœur d’une pièce à la fois sublime et provocante. A sa création, la violence de son contenu égale celle de sa houleuse réception public. Aujourd’hui, Barbe-Bleue s’offre comme un concentré de l’art génial et radical de Pina Bausch. Tout y est : la liberté folle du geste, l’absence totale d’univocité du propos, l’intensité et la crudité aussi bien physique que dramatique de la danse-théâtre qu’elle a initiée.
Pina Bausch magnifie la sensualité échevelée des figures féminines et brocarde ironiquement un certain culte de la virilité masculine en faisant parader les danseurs toujours saillants, en slip, torses bombés et muscles bandés. Mais, tragiquement, les corps sont malmenés, outragées, épuisés. Sans compromis et donc parfaitement en phase avec le style expérimental et si vivant de Pina Bausch, les interprètes du Tanztheater Wuppertal forment une jeune troupe renouvelée et élancée, en parfaite santé.
Christophe Candoni – www.sceneweb.fr
Barbe-Bleue de Pina Bausch
Musique
Béla BartókMise en scène et chorégraphie
Pina BauschDécors et costumes
Rolf BorzikCollaboration
Rolf Borzik, , Marion Cito , Hans PopAvec
Les danseuses et danseurs du Tanztheater WuppertalCréation le 8 janvier 1977, Opernhaus Wuppertal
Droits de représentation : Verlag der Autoren, Francfort, représentant de la Foundation. Coréalisation : Théâtre de la Ville-Paris – Théâtre Châtelet
Durée : 1h50 sans entracte
Théâtre du Châtelet
du 18 juin au 2 juillet 2022
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