Comédie historico-psychédélique, La Grande Dépression révèle un ton mordant et ose des connexions déconcertantes entre deux empires on ne peut plus éloignés : Disney et le Troisième Reich. Aymeline Alix s’empare de la pièce de Raphaël Gautier et plonge avec une belle équipe dans le labyrinthe délirant de son personnage principal incarné avec une fébrilité magnétique par Stanislas Roquette.
Découvrir une plume rend toujours heureux. C’est un monde qui s’ouvre, un imaginaire qui se propose, une dynamique qui se partage. Raphaël Gautier est un jeune auteur et sa pièce une belle découverte. Aymeline Alix a eu du flair en jetant son dévolu sur cette satire hallucinée du divertissement de masse et de la manipulation des populations par les fictions qu’on lui sert. La Grande Dépression est une écriture contemporaine qui se retourne sur le passé, en l’occurrence les années 1930, pour tisser des liens improbables entre la souris la plus célèbre du monde et le dictateur allemand en pleine ascension. Quel rapport entre Mickey Mouse, né d’un coup de crayon aux États-Unis, et le mythe aryen entretenu par Adolf Hitler, hormis une concomitance d’époque ? Existe-t-il un effet boomerang entre l’expansion du studio Disney et la montée du fascisme ? De quelle dépression nous parle ce spectacle ? Le titre met sur la voie en évoquant le krach boursier de 1929, mais les références sont en réalité multiples et la polysémie du terme est abordée dès le début de la pièce. Entre rêve et réalité, lucidité et fantasme, le texte convoque les différents sens du mot pour les rassembler autour d’un personnage de grand dépressif qui perd pied sous nos yeux et plonge tête baissée dans le labyrinthe de sa psyché sous médoc. Et nous voilà embarqués séance tenante dans ses voyages antérieurs et son théâtre mental.
Un homme débarque dans le cabinet d’une psy, en proie à une crise existentielle suraiguë. Quand il rentre chez lui, sa porte a été forcée, son appartement cambriolé et ses affaires jonchent le sol dans un désordre en phase avec son état intérieur. Au milieu du capharnaüm, il tombe sur son ancienne trousse d’écolier à l’effigie de Mickey et y découvre une antisèche restée coincée dans la fermeture éclair. Est-ce l’emprise des psychotropes prescrits ? Son état de conscience altérée le propulse dans une période houleuse du XXe siècle, en pleine crise économique américaine et montée du nazisme en Allemagne, à la veille de la Seconde Guerre mondiale. De visions révélatrices en reconstitutions historiques, il revisite le passé par le biais des récits qui l’ont façonné. Et atterrit aussi bien dans les studios d’un Walt Disney, en train de construire un empire par le cinéma animé, que dans le bureau du Führer, en train de chercher un symbole fédérateur qui représente les ambitions du national-socialisme. D’un dessin à l’autre, d’une silhouette de personnage à gros traits au symbole de la croix gammée, l’écart semble infranchissable, et pourtant, les récits se recoupent et se répondent. D’un côté, le papa de Mickey tire les ficelles de son invention et exploite au maximum le filon ; de l’autre, Hitler élabore ses outils de com pour vendre son idéologie fumeuse et nauséabonde.
Dans ce maelström où fiction et réalité se brouillent et se jouent des tours, on se retrouve nez à nez avec des personnalités ayant réellement existé, comme la cinéaste Leni Riefenstahl ou l’ingénieur Wernher von Braun, autant qu’avec des créatures imaginaires tel Simba, le futur Roi Lion. Notre dépressif évolue dans un cauchemar éberlué, pris dans les mailles de la grande Histoire qui s’emballe. Et, s’il a l’air de se noyer à chaque fois un peu plus, les connexions qu’il établit et son embauche à Eurodisney lui permettront d’y voir plus clair sur les histoires qui nous habitent et la colonisation des imaginaires, les dessous et les conséquences des récits enchanteurs. C’est dans cette double dimension, de démence et de clairvoyance, que la pièce est fascinante et ouvre des perspectives d’analyse passionnantes. En dépressif terrassé, Stanislas Roquette témoigne une fois de plus de l’étendue de son talent d’acteur. Regard hagard, irradié de lucidité, fébrile et intense, il est le fil conducteur de ce récit historico-psychédélique, tandis que les autres interprètes s’activent autour pour endosser la panoplie de protagonistes fantasques et fantasmés. Dans ce monde parallèle où tout est possible, les comédien·nes deviennent les marionnettes des tempêtes sous le crâne de cet inadapté attachant.
Le spectacle est mené tambour battant, les costumes s’ajoutent ou se retirent pour passer d’une séquence à une autre. La mise en scène d’Aymeline Alix orchestre ces va-et-vient géographiques et temporels avec un joli sens du tempo, soutenu par une composition musicale qui souligne l’accélération et l’engrenage des situations. On aurait peut-être aimé encore plus de folie débridée dans ce bazar sous tension suicidaire, encore plus de chaos et d’excentricité pour accompagner cette explosion chronologique et cet éclatement psychique. Mais la scène finale à Eurodisney, qui passe d’une tour du château de la Belle au bois dormant à Space Mountain détourné vers les planètes errantes, est portée par une émouvante montée en puissance dramatique et poétique, et l’on est littéralement suspendu au dénouement de ce récit qui s’invente et se réinvente sous nos yeux. Si notre société est un parc d’attractions en circuit fermé, nous avons toujours le pouvoir de détourner les rails, de changer de cap et de viser la lune.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
La Grande Dépression
Texte Raphaël Gautier
Mise en scène Aymeline Alix
Avec Chadia Amajod, James Borniche, Christian Cloarec, Nathan Gabily, Agnès Proust, Stanislas Roquette
Collaboration artistique Pauline Devinat
Dramaturgie Lillah Vial
Musique Nathan Gabily
Scénographie Fanny Laplane
Lumières Alban Sauvé
Costumes Pauline Juille
Régie générale et régie lumière Félix Lecloarec
Régie son Thomas PattegayProduction Compagnie du 4 septembre
Coproduction Le Trident – Scène nationale de Cherbourg-en-Cotentin ; Le Volcan – Scène nationale du Havre
Avec le soutien de DSN – Dieppe scène nationale, du Théâtre des Quartiers d’Ivry – CDN du Val-de-Marne, du Moulin de l’Hydre, du Centquatre-Paris, de l’Étincelle — Théâtre(s) de la ville de Rouen, de la ville du Havre, de la ville de Paris, de la DRAC Normandie, de la Spedidam, de l’Adami, de France Active, de l’ODIA Normandie
En coréalisation avec le Théâtre de la TempêteLe texte La Grande Dépression est publié chez esse que éditions.
Durée : 1h30
Théâtre de la Tempête, Paris
du 8 mars au 6 avril 2025
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