Il y a 335 ans, le 11 février 1689, une autrice, Catherine Bernard, était jouée pour la première fois à la Comédie Française. Une première qui aurait dû marquer l’Histoire. Mais son œuvre a depuis été effacée et attribuée à un homme, par Voltaire notamment. Récit d’une cancel culture qu’en montant Laodamie, reine d’Épire, Aurore Évain éclaire et combat aujourd’hui.
L’histoire de Catherine Bernard est aussi passionnante qu’édifiante. Première femme jouée à la Comédie Française – avec succès, Brutus 25 fois et Laodamie reine d’Épire 22 fois – elle est également l’autrice de romans et de poèmes notamment récompensés par l’Académie Française qui lui octroya 3 fois son prix de poésie (1691, 1693 et 1697). Dépossédée de son œuvre depuis et simplement rhabillée en nièce de Corneille dans l’Histoire officielle, qui connaît aujourd’hui Catherine Bernard ?
« C’est la faute à Voltaire », explique malicieusement Aurore Évain. L’artiste travaille depuis maintenant une vingtaine d’années à exhumer des autrices que l’Histoire patriarcale a de fait effacées. Car, ô surprise, la cancel culture n’est pas une innovation woke, si tant est que ce terme veuille dire quelque chose. La preuve : quand l’auteur de Candide en quête de reconnaissance officielle écrit – passage obligé – une tragédie, Brutus, la critique remarque qu’il a emprunté des vers de son ouvrage à celui de Catherine Bernard. Plagier une femme ?! Ce serait trop la honte. Voltaire avoue donc des emprunts, mais à Fontenelle, ami et collaborateur de Catherine Bernard, à qui il attribue donc Brutus. Et par l’entremise de son Siècle de Louis XIV, ouvrage qui va écrire l’histoire littéraire officielle des siècles à venir, c’est maintenant ce dernier qui est identifié comme l’auteur de la pièce de Catherine Bernard ! Celle-ci est rhabillée par Voltaire en nièce de Corneille – ce qu’elle n’est absolument pas – et amante de Pradon, qui l’avait fait connaître avec son premier roman Frédéric de Sicile (ce que rien n’atteste non plus, il faut bien expliquer d’une manière ou d’une autre le succès d’une femme). « Les Lumières ne l’ont pas été forcément pour les femmes », poursuit Aurore Évain. Et c’est ainsi que les pièces de Catherine Bernard seront jusqu’en 2017 publiées au sein même des œuvres complètes de Fontenelle, niant toute existence visible à celle qui imposa pourtant à tous.te.s son talent de dramaturge dans le Grand Siècle.
« Catherine Bernard a 16-17 ans quand elle écrit son premier roman, Frédéric de Sicile*. Elle quitte sa famille bourgeoise et protestante de Rouen, pour venir à Paris. Se convertit probablement parce que c’est indispensable. Perd donc le soutien de sa famille pour faire carrière. Ce à quoi elle parvient puisqu’elle est jouée à la Comédie Française, primée par l’Académie et même pensionnée par Louis XIV. Mais il faut attendre longtemps en France pour que se mette en place une autre vérité historique que celle imposée par Voltaire ! » poursuit Aurore Évain au sujet de celle qui lui a fait découvrir qu’on employait au XVIIème le mot « autrice ». « Parce que c’est ainsi qu’elle était désignée dans un registre de Lagrange, un comédien de la troupe de Molière. Même si l’Académie Française dans son premier dictionnaire avait déjà rayé le mot du langage officiel ».
La postérité n’est donc pas le produit d’une sélection naturelle et juste que le temps opérerait. Mais, on le sait bien, celui d’une Histoire écrite par les puissants, et donc par les hommes. C’est pour cette raison qu’Aurore Évain tente depuis de nombreuses années de redonner vie à certaines de ces autrices effacées par le patriarcat. Son pari le plus osé : porter dans une conférence théâtrale l’hypothèse soutenue, entre autres, par l’américaine Robin.P.Williams, que Shakespeare soit en réalité une femme. Le livre est à paraître** tandis qu’Aurore Évain finalise la mise en scène de Laodamie, reine d’Épire, pièce qui avait donc fait entrer Catherine Bernard à la Comédie Française à l’âge de seulement 26 ans.
« On n’en est pas à la deuxième mais au moins à la 20ème vague féministe, poursuit l’artiste. Parce que Laodamie s’inscrit en fait dans la « querelle des femmes » qui traverse l’Europe au sujet notamment de la capacité des femmes à exercer le pouvoir. La France a inventé les lois saliques pour les en empêcher. Catherine Bernard écrit cette histoire tirée de l’Antiquité, d’une reine d’Épire – région entre la Grèce et l’Albanie – dont l’Histoire officielle a retenu très peu d’éléments. Elle en fait le lieu d’un conflit entre la raison d’État et celle du cœur. Laodamie, reine d’Épire, doit épouser Attale mais aime Gelon qui est promis à sa sœur Nérée. Quand Attale meurt, elle propose à Gélon de l’épouser et le peuple les y pousse. Mais Gelon et la sœur de Laodamie s’y refusent. On voit bien à partir de là les tensions qui peuvent se mettre en place. Si le terme n’avait pas été préempté pour Corneille, on pourrait parler aujourd’hui du dilemme bernardien».
Tragédie classique s’il en est, Laodamie n’en est pas moins baroque explique encore Aurore Évain, par son mélange d’humour et de tragique et la rapidité de ses renversements. Mais aussi une pièce où bruisse à travers le rôle du peuple la Révolution à venir. Et surtout, une histoire qui présente les femmes autrement. Dans la sororité plus que dans la traditionnelle jalousie, dans l’action et non dans la passivité, et qui met en place l’exercice d’un pouvoir politique qui s’appuie sur la sensibilité et l’empathie. Un renversement des affects qui demeure révolutionnaire aujourd’hui, face aux valeurs supposées masculines qui régissent encore et toujours la vie politique.
« Au fond de soi, on a toujours la crainte que ces œuvres soient désuètes et que la postérité ait bien fait son tri. Mais quand je travaille sur ces œuvres de femmes effacées, je m’aperçois que ce sont bien souvent des chefs d’œuvre » conclut Aurore Évain. En réponse au déplacement historique de son autrice dans l’Antiquité, elle basculera l’action de Laodamie dans un futur façon Star Wars ou Dune et alliera flûte traversière et sons électro-organiques concoctés par Nathan Gabily, en collaboration avec Amal Alaoui et Mona El Yafi. Elle veut donner aussi à entendre la qualité d’un alexandrin qu’elle travaille donc en compagnie des interprètes avec Sophie Dauhl, collaboratrice de François Régnault, spécialiste du genre***, histoire de montrer qu’il n’a non plus rien à envier à l’hyper-sacralisé vers racinien. 335 ans après sa création, le 11 février 1689 à la Comédie Française, il est bien temps de rendre justice à Catherine Bernard.
Eric Demey – www.sceneweb.fr
*Frédéric de Sicile, de Catherine Bernard, réédition le 1er mars 2024 aux Éditions Talents hauts
**Mary Sydney alias Shakespeare d’Aurore Évain, Éditions Talents hauts 2024
***Jean-Claude Milner, François Régnault, Dire le vers, Éditions Verdier/poche, 2008
Laodamie, Reine d’Épire de Catherine Bernard
Avec Amal Allaoui, Nathalie Bourg, Mona El Yafi, Nathan Gabily, Matila Malliarakis et Catherine Piffaretti
Mise en scène : Aurore Evain
Création musicale : Nathan Gabily
Scénographie : Carmen Mariscal
Costumes : Tanya Artioli
Collaboration artistique : Élise Prévost.Coproduction Théâtre des Îlets – CDN de Montluçon, La Ferme de Bel Ébat – Théâtre de Guyancourt, Le Vivat, scène conventionnée d’Armentières
Création le 27 février 2024
La Ferme de Bel Ebat – Théâtre de Guyancourt (78)
Séance public le 27 février à 20h30
Séance scolaire : mardi 27 février à 14h15
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