La Cie La Nuit Américaine, dirigée par le metteur en scène Yordan Goldwaser, nous plonge dans l’univers absurde et métaphysique du dramaturge russe Ivan Viripaev. Porté par un excellent trio d’acteurs, ses guêpes de l’été nous piquent encore en novembre font avec bonheur vaciller la notion de vérité.
Dans le théâtre d’Ivan Viripaev, auteur russe contemporain le plus joué en France et dans le monde, l’expression d’un monde déboussolé, sans cesse au bord de la catastrophe, revêt souvent des formes musicales. Et souvent, la musique s’invite parmi les sujets abordés par des êtres en proie au trouble, fragmentés. Oxygènes (2003), sa deuxième pièce, se présente par exemple sous la forme d’une partition dont couplets et refrains racontent au rythme des maux et des crimes du monde les vies de deux personnages : un homme qui « n’a pas entendu, quand il a été dit, tu ne tueras point, peut-être, parce que, il avait un baladeur sur les oreilles » et la femme qu’il a assassinée. Danse « Delhi » (2009) est une suite de sept micro-pièces ou variations autour d’une même situation très simple : la réunion de proches au chevet d’un mourant dans un hôpital. Catherine, danseuse, y distille par bribes des informations sur une danse mystérieuse qui serait « le plus grand événement de sa vie ». Dans une pièce plus récente, 1,8 M programmée cette année en première française au Festival FARaway, un chœur invisible porte les voix d’opposants au régime de Loukachenko enfermés dans une celle de prison bélarusse…
La présence d’une pièce d’Ivan Viripaev en ouverture de l’édition estivale 2023 de BRUIT, festival théâtre et musique du Théâtre de l’Aquarium, n’est donc guère surprenant. Si Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre (2012) mise en scène par Yordan Goldwaser de la Cie La Nuit Américaine ne présente pas une structure aussi clairement musicale que les pièces citées plus tôt, il n’est guère difficile d’y déceler une petite mélodie. Bien avant la fin de cette comédie en un acte, où dans leur métamorphose – réelle ou seulement mentale, nul ne sait – en animaux ses protagonistes se retrouvent à exécuter une danse, la parole se développe dans cette œuvre courte selon un modèle proche de Danse « Delhi » bien que de manière plus déguisée. En témoigne en fond de scène, bien à l’écart des gradins disposés en trifrontal, un piano où sont accrochés trois ballons.
Le pianiste Sébastien Dubourg ne rejoindra son instrument qu’aux deux tiers du spectacle environ. Mais Guêpes ne l’attendent pas pour commencer leur entêtante mélopée tendue, comme souvent chez Viripaev, vers une vérité impossible à atteindre. Dans les rôles d’Elena, Mark et Joseph, qui sans que la chose soit expliquée par l’auteur se prénomment dans leurs échanges Sarra, Robert et Donald, les comédiens Pauline Huruguen, David Houri et Barthélémy Meridjen alternent avec ce qu’il faut de retenue et d’engagement les répliques courtes, efficaces de Viripaev et ses monologues plus longs. Lesquels entretiennent des rapports étranges avec la question en apparence anodine qui mène les protagonistes à une enquête vertigineuse : où était Markus, le frère de Robert et beau-frère d’Elena, également ami de Donald qui est aussi ami du couple, un certain lundi ?
Sur un plateau nu, entretenant avec leurs personnages une légère distance suggérée par les deux prénoms attribués par Viripaev à chacun, les trois acteurs ne guère pur laisser entrevoir l’inquiétude qui se cache derrière la comédie. Dès les premières répliques, où Sarra et Donald affirment à Robert que Markus était chez eux le jour en question – chose à priori impossible, les deux n’habitant pas ensemble –, on devine à leur jeu que le désordre qui s’annonce n’est pas seulement domestique. Sans renoncer à la drôlerie de la pièce, qui tient beaucoup à sa façon de détourner les codes du feuilleton télé américain, le trio fait sourdre une angoisse, une menace qui plane toujours sur les femmes et les hommes habitant la planète Viripaev.Nous ne sommes là pas très loin de l’écriture d’un Martin Crimp, dont Yordan Goldwaser a auparavant monté une pièce, La ville, présentée en 2019 dans le cadre du Festival Impatience. La Cie La Nuit Américaine brille dans les écritures contemporaines où la notion de vérité vacille, où les apparences rassurantes du quotidien ont vite fait de laisser apparaître ou deviner une réalité moins lisse.
Pauline Huruguen, David Houri et Barthélémy Meridjen se prêtent à ce jeu de dévoilement inachevable avec une sobriété, une économie de gestes qui donne à entendre la grande précision de la mécanique viripaenne tout en rendant sensible le chaos qu’elle exprime. Chaque révélation que provoque l’enquête – l’infidélité de Sarra, l’absence d’amour de Donald envers sa femme, l’avortement de cette dernière imposé par Donald… – est autant une surprise qu’une étape dans la déconstruction de toutes certitudes. À commencer par celles qui concernent le théâtre lui-même, qui chez Viripaev est un lieu de coexistence de mots et de choses par ailleurs antagonistes, un espace où la violence et le dérèglement du monde se donnent à voir d’extrêmement près.
L’arrivée du pianiste Sébastien Dubourg, une fois l’écroulement de tout principe bien entamé, accélère la succession de coups de théâtre en forme de variations qui composent la pièce, tout en les recouvrant de tendresse. Car Viripaev ne condamne jamais les êtres pris dans ses petites musiques. La Nuit Américaine l’a fort bien compris, et cela lui plaît : après ces Guêpes qu’elle compte reprendre en 2024 au Festival d’Avignon, la compagnie projette de se consacrer à un autre texte de Viripaev, Illusions. Réjouissante perspective, surtout à l’heure où les pièces de l’auteur sont interdites dans son pays.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Les guêpes de l’été nous piquent encore en novembre
Comédie en un acte de Ivan Viripaev
Traduction du russe par Tania Moguilevskaia et Gilles MorelMise en scène : Yordan Goldwaser
Scénographie et costumes : Lucie Gautrain
Construction : Jean-Luc Malavasi
Lumière : Philippe Darnis et Samaële Steiner
Création musicale : Gaubert Toussaint
Régie générale : Thomas Coux dit Castille
Regard extérieur : Julien Gallée-Ferré
Production et administration : Frédérique Wirtz – La Poulie ProductionAvec David Houri, Pauline Huruguen, Barthélémy Meridjen et Sébastien Dubourg
Production : La Nuit Américaine
Coproduction : Théâtre de La Manufacture – CDN de Nancy
Avec le soutien de : la DRAC Grand Est, Région Grand Est, Ville de Strasbourg, Spedidam, Théâtre de Vanves, CentQuatre-Paris, la vie brève – Théâtre de l’Aquarium, TAPS Théâtre Actuel et Public de Strasbourg, La Manufacture CDN de NancyAccueil en résidence : CentQuatre-Paris, la vie brève – Théâtre de l’Aquarium, TAPS Théâtre Actuel et Public de Strasbourg, La Manufacture CDN de Nancy
Coréalisation : la vie brève – Théâtre de l’Aquarium
Pièce traduite avec le soutien de la Maison Antoine Vitez Centre International de la traduction théâtrale – Paris. Les traductions des textes d’Ivan Viripaev sont publiées aux Éditions Les Solitaires Intempestifs – Besançon. Titulaire des droits : Henschel SCHAUSPIEL Theaterverlag Berlin GmbH – Agent de l’auteur pour l’espace francophone : Gilles Morel.
Durée : 1h15
Avignon Off 024
Train Bleu du 3 au 21 juillet à 13h45
Espace MAIF (relâches 8 et 15)
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