Portrait d’une femme moderne et indépendante, mais jouet de son addiction, Dans le jardin de l’ogre s’attache aux pas d’Adèle, qui bataille entre sa vie de famille et son besoin éperdu de sexe. Sous la direction de Xavier Deranlot, Anne-Élodie Sorlin donne vie à la prose de Leïla Slimani et corps à cette femme aussi forte que défaite.
Avec son titre de conte, le premier roman de Leïla Slimani augurait d’une littérature qui n’a pas froid aux yeux et s’empare de sujets aussi glaçants que glissants. Une littérature qui dit la surface des choses autant que leur face cachée, et témoigne de l’écartèlement parfois flagrant entre les deux. Dans le jardin de l’ogre est le portrait d’une femme addicte au sexe. Vie de famille bourgeoise, proprette et bien rangée, d’un côté ; pulsions incontrôlables, besoin insondable de se faire « dévorer » dans l’acte sexuel, de l’autre. Le décor contre son envers. L’apparence sociale versus la pathologie inavouable. N’être jamais assouvie. L’enjeu n’est ni le plaisir ni la rencontre avec l’autre. Il est brutal, mécanique et fatal. Une recherche éperdue d’oubli de soi, d’anéantissement du corps pour combler un vide abyssal. Et si le mot nymphomanie n’est jamais employé, il semble que c’est pour mieux éviter de stigmatiser son (anti)héroïne, la rendre à sa complexité, à sa souffrance, à la lutte intérieure et permanente qu’elle mène pour s’en sortir. Échapper à soi-même, le défi est immense.
Xavier Deranlot et Jean-Luc Vincent ont adapté à quatre mains ce texte brûlant, transformant la troisième personne du récit en « je » de théâtre. Au plateau, dans un presque monologue, Anne-Élodie Sorlin est Adèle, épouse, mère, journaliste, rongée par son addiction. Elle entre en scène juchée sur ses talons aiguilles à bouts pointus, robe fendue, boucles d’oreilles étincelantes, rouge à lèvres, carré blond court entretenu, impeccable jusqu’au bout de ses ongles vernis. « Être une femme respectable », dit-elle. Mais d’emblée quelque chose cloche, la robe découvre une épaule, elle n’est pas fermée dans le dos, laisse entrevoir sa peau. Minimaliste, la mise en scène de Xavier Deranlot s’applique à des détails : ce costume qui en dit long, cette danse du début aussi sauvage que maîtrisée, ce subtil alliage de noirceur et d’humour qui éclate en saillies, cette atmosphère anxiogène qui tient en haleine, une direction d’actrice toute en ruptures et contrastes. Entre éclats de rire, larmes aux yeux, regard planté droit, corps solide ou trébuchant, imperturbable ou frissonnante, Anne-Élodie Sorlin est au diapason de son rôle. En comédienne aguerrie, habituée à sonder l’âme humaine, elle offre à Adèle ce mélange de dignité, de mystère, d’aplomb et de fragilité.
La vie d’Adèle est sans arrêt sur le fil, de l’ordre des choses, du désordre des sens, de sa vie de famille, de ses adultères à la pelle, de l’ennui, de l’excitation. Elle n’est que rôles, mensonges, solitude. « Je n’arrive pas à exister », dira-t-elle. Entre honte, humiliation, dégoût d’elle-même, elle se débat avec sa fuite en avant. « Boire, fumer, baiser », c’est un cercle vicieux, un cycle sans fin, un engrenage qui jamais ne prend fin. Jusqu’à ce que… le pot aux roses soit découvert. La confrontation avec le mari, interprété par Xavier Deranlot, brise le monologue, ramène la vérité au centre de l’arène, change la donne. La double vie d’Adèle mise à nu. Il ne s’agit plus de sauver les apparences, elles sont démasquées. La représentation bascule alors dans un duo, et le couple apparaît dans toute la violence de la révélation. La réaction de l’époux étaye le propos et, malgré l’inquiétude que génère sa colère, son entrée dans la danse aère le face-à-face entre le public et cette femme-faille, et fait bifurquer la narration vers une autre dialectique.
La prose de Leïla Slimani raconte sans trembler, sans juger, sans chercher à comprendre les mécanismes de l’addiction. Ce qui l’intéresse, c’est le combat qui se livre entre soi et soi. La détresse, l’isolement, la haine de soi, les efforts incommensurables pour dealer avec tout ça. Dans ce dédale d’une existence qui se donne un mal fou à paraître normale, Adèle se jette dans la gueule du loup, de n’importe quel loup pourvu qu’il soit homme. Elle appelle de tout son manque l’ogre pour le supplier de la manger. Et l’on assiste à la bataille intime d’une femme entre tentative d’exister et appel à disparaître.
Marie Plantin – www.sceneweb.fr
Dans le jardin de l’ogre
d’après le roman de Leïla Slimani
Adaptation Xavier Deranlot, Jean-Luc Vincent
Mise en scène Xavier Deranlot
Avec Anne-Élodie Sorlin, Xavier Deranlot, et les voix de Cédric Moreau, Zakary Bairy, Marie Bénédicte Cazeneuve, Hakim Romatif, Alexandra Chouraqui, Caroline Binder, Helene Foin Coffe, Deborah Gral, Lou Tomasino, Arthur Drié, Ophélie Audon, Maureen Park, Ernest Humes
Assistante de mise en scène Irina Solano
Création lumière Alexis Beyer
Création sonore Xavier ThibaultDurée : 1h10
La Scala Paris
du 3 avril au 28 juin 2025La Scala Provence, dans le cadre du Festival Off d’Avignon
du 5 au 27 juillet
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