Après Le Roi Lear, le metteur en scène revient à Shakespeare et aborde la tragédie du Maure de Venise sous son versant cruellement comique, grâce au tandem de choc Nicolas Bouchaud-Adama Diop.
Au crépuscule d’Othello, surgit un sourire. Cruel sans être carnassier, il illumine autant qu’il déforme le visage de Iago, éclairé par une modeste poursuite. Confondu, les fers aux pieds, promis à la mort, l’homme triomphe, malgré tout. Maître d’une terre brûlée où, comme souvent chez Shakespeare, les cadavres ont à peine assez de place pour s’entasser, ce Joker jubile devant l’ampleur du désastre dont il est responsable. De ses méfaits, savamment calculés, l’instigateur ne tire ni gloire, ni argent, ni satisfaction vengeresse. Simplement le plaisir de contempler un champ de ruines, d’humer leur fumée enivrante. Chez Iago, le mal est ontologique et n’a besoin d’aucune motivation particulière pour advenir, si ce n’est la volonté d’être, et de prospérer. L’image est d’autant plus marquante qu’elle tranche avec la naïveté, la candeur et la franchise qui prévalaient 3h40 plus tôt. Alors que rien n’avait encore commencé, Desdémone et Othello se tenaient là, au même endroit, l’air badin et complice, obnubilés par ce mariage qu’ils s’apprêtaient à célébrer, inconscients du funeste destin qu’on leur promettait en coulisses.
Car, d’entrée de jeu, Iago les place dans son viseur. D’aucuns diront qu’il était dégoûté par leur amour, tristement raciste, jaloux d’Othello, convaincu que sa femme, Emilia, le trompait avec le Maure de Venise ou frustré d’avoir vu Cassio, un autre officier, obtenir une promotion à sa place. En réalité, il est un simple pyromane qui aime allumer des feux et voir les autres s’y consumer. Sa première étincelle, Iago la glisse dans l’esprit de Roderigo et persuade le jeune homme de ravir le cœur de Desdémone. Alliés de circonstance, les deux conspirateurs se rendent alors chez le sénateur Brabantio. Ils lui annoncent que sa fille a quitté son domicile pour rejoindre la demeure d’Othello, que, ce faisant, son honneur a été bafoué et que le Maure de Venise doit en payer le prix. Las pour les deux compères, Othello, mis en accusation, a les arguments pour se défendre : si Desdémone habite bien chez lui, il vient tout juste de l’épouser et leur mariage n’a pas encore été consommé. Ainsi réhabilité, le général peut mettre le cap sur Chypre où une guerre se prépare. Mise en déroute par une tempête, la flotte turque y apparaît toutefois, et rapidement, moins menaçante que Iago, déterminé à transformer le huis-clos chypriote en tombeau d’Othello.
Pour arriver à ses fins, l’habile malfaiteur utilise son atout-maître, le langage, qu’il manie à la perfection. Tantôt vulgaire, tantôt mielleux, tantôt directif, tantôt allusif, il sait, tel un caméléon, en exploiter les moindres variations et le modeler à chaque circonstance. Dans son adaptation de la pièce de Shakespeare, Jean-François Sivadier met d’emblée, et avec une justesse ironique, ce grand pouvoir en lumière et en relief. Tandis que Iago s’apprête à déverser sa logorrhée hypnotique, Roderigo essaie de briser son élan et lui intime, sans succès, l’ordre de se taire, comme pour mieux tenter de le désarmer avant qu’il ne soit trop tard, avant qu’il n’ait eu le temps de s’instiller dans l’esprit de chacune et de chacun pour le corrompre, et de profiter de leurs faiblesses, qu’il identifie à merveille, pour semer ces graines d’où naîtra le chaos. Ce rôle complexe en diable, où la tentation est grande d’en faire trop, Nicolas Bouchaud s’y glisse sans peine, et avec doigté. Fidèle parmi les fidèles de Jean-François Sivadier, il parvient parfaitement, y compris dans sa gestuelle qui compte presque autant que les mots, à tenir le subtil équilibre shakespearien qui impose d’être aimé par les autres et de les haïr viscéralement en retour.
Ce tour de force, le comédien le doit sans doute, pour une large partie, à la direction empruntée par le metteur en scène qui, au lieu de sauter à pieds joints dans la tragédie, a préféré aborder celle du Maure de Venise par son versant le plus comique. Si une telle lecture peut instaurer une certaine distance avec les protagonistes, si, mal dosée, elle peut précipiter la pièce dans un final aux atours grand-guignolesques, si elle nécessite une mécanique qui, au soir de la première au Quai d’Angers, n’était pas encore suffisamment huilée, elle n’en jette pas moins un regard neuf sur le chef-d’œuvre du grand Will, capable de révéler toute l’amplitude de l’évolution des personnages. Dans un décor qui rappelle celui d’Un ennemi du peuple, Jisca Kalvanda, Adama Diop et Gulliver Hecq ne manquent d’ailleurs pas de s’illustrer et de faire progressivement, et respectivement, dériver Emilia, Othello et Roderigo vers une folie matinée de désespoir. Au rythme de We will rock you de Queen ou de Paroles, paroles de Dalida, Othello donne alors à voir un visage qu’on lui méconnaissait où d’un comique intrinsèque et larvé naît une infinie cruauté.
Vincent Bouquet – www.sceneweb.fr
Othello
de William Shakespeare
Texte français Jean-Michel Déprats
Mise en scène Jean-François Sivadier
Collaboration artistique Nicolas Bouchaud, Véronique Timsit
Avec Cyril Bothorel, Nicolas Bouchaud, Stephen Butel, Adama Diop, Gulliver Hecq, Jisca Kalvanda, Émilie Lehuraux
Avec la participation de Christian Tirole, Julien Le Moal
Scénographie Jean-François Sivadier, Christian Tirole, Virginie Gervaise
Lumière Philippe Berthomé, Jean-Jacques Beaudouin
Costumes Virginie Gervaise
Son Ève-Anne Joalland
Accessoires Julien Le Moal
Régie, habillage Valérie de Champchesnel
Atelier couture Julien Silvereano, Angélique Groseil, Lisa Renaud
Régie lumière Damien Caris
Coiffures Angélique Humeau
Maquillage Marthe Faucouit
Chef de chant Benjamin Laurent
Regard chorégraphique Johanne Saunier
Régie générale Jean-Louis Imbert
Assistanat à la mise à la scène Véronique TimsitProduction déléguée Compagnie Italienne avec Orchestre
Coproduction Odéon-Théâtre de l’Europe ; Le Quai CDN Angers Pays de la Loire ; La Comédie de Béthune ; Théâtre de l’Archipel, scène nationale de Perpignan ; Châteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon ; Théâtre National de Nice ; Théâtre National Populaire, Villeurbanne ; Le Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque ; L’Azimut – Antony / Châtenay-Malabry ; Les Quinconces et L’Espal, scène nationale du Mans ; La Comédie de Saint-Étienne CDN ; ThéâtredelaCité, CDN Toulouse Occitanie ; La Coursive scène nationale de La Rochelle ; Le Théâtre de Caen
Avec la participation artistique du Jeune Théâtre National
La compagnie Italienne avec Orchestre est aidée par le Ministère de la Culture / Direction Régionale des Affaires Culturelles d’Ile-de-France, au titre de l’aide aux compagnies.Durée : 3h40 (entracte compris)
Le Quai – CDN Angers Pays de la Loire
du 15 au 18 novembre 2022Les Quinconces-l’Espal, scène nationale du Mans
les 23 et 24 novembreLa Comédie de Valence
les 30 novembre et 1er décembreThéâtre National de Nice
du 7 au 9 décembreLa Coursive, scène nationale de La Rochelle
les 4 et 5 janvier 2023Théâtre de Caen
du 12 au 14 janvierLa Comédie de Béthune, CDN Hauts de France
du 18 au 21 janvierTNP, Villeurbanne
du 26 janvier au 4 févrierLe Bateau Feu, scène nationale de Dunkerque
les 8 et 9 févrierThéâtre de l’Archipel, scène nationale de Perpignan
les 15 et 16 févrierTnBA, Bordeaux
du 22 au 25 févrierLa Comédie de Saint-Etienne
du 1er au 4 marsOdéon-Théâtre de l’Europe, Paris
du 18 mars au 22 avrilMC2:Grenoble
du 26 au 28 avrilChâteauvallon-Liberté, scène nationale de Toulon
du 4 au 6 maiThéâtredelaCité, CDN Toulouse Occitanie
du 10 au 13 maiL’Azimut, Antony/Châtenay-Malabry
les 24 et 25 mai
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