Avec Vers un réalisme global, recueil de conférences et d’entretiens réalisés par Milo Rau entre 2013 et 2017, L’Arche nous offre une passionnante immersion dans la pensée de l’homme de théâtre et directeur du Théâtre de Gand depuis 2018.
Avec son « art qui donne à voir la mondialisation au fond des yeux », Milo Rau a bien des choses à nous dire en ces temps de pandémie. Depuis la fondation de son International Institute of Political Murder (2007), l’artiste et directeur du NTGent, Théâtre national de Gand depuis 2018 a créé pas moins d’une cinquantaine d’œuvres de formats divers – pièces de théâtre, actions, films… – qui s’ancrent dans notre monde économiquement et socialement mondialisé pour agir dessus. Pour « transformer le système dans lequel nous pensons et vivons », dit l’artiste à la journaliste Dorothea Marcus dans un entretien intitulé « Un théâtre postpandémique. Réunir expérience, représentation et action », publié en clôture de Vers un réalisme global. En rassemblant des conférences et des entretiens réalisés par Milo Rau entre 2013 et aujourd’hui, la maison d’édition L’Arche nous donne accès au riche travail artistique en même temps qu’à la pensée critique de l’artiste pour qui le théâtre ne vise pas seulement à représenter le monde, mais à le changer.
Entre passé, présent et avenir
« Le but n’est pas la représentation du réel, mais de rendre la représentation elle-même réelle. Le théâtre n’est pas un produit, c’est un processus de production. La recherche, les castings, les répétitions et les débats qui lui sont liés doivent être accessibles au public », dit Milo Rau dans son « Manifeste de Gand », écrit en 2018 pour encadrer le fonctionnement de la structure dont il souhaite faire un « théâtre de ville du futur ». Publié dans le recueil de L’Arche, ce texte comme l’article cité plus tôt, sur le théâtre pendant et après le coronavirus, est le fruit de nombreuses expériences sur lesquelles Milo Rau revient dans des conférences données à Sarrebruck en 2017. Légèrement modifiée pour l’occasion, cette « théorie de l’action en trois étapes » constitue l’essentiel de l’essai qui nous invite à une immersion en profondeur dans l’une des démarches théâtrales les plus singulières et complexes de l’époque, qui elle-même propose une réflexion sur l’état des institutions théâtrales et sur leur rapport au présent et à l’avenir.
Au fil de ses trois conférences, Milo Rau développe les principes qu’il met en place dès son manifeste Was ist Unst ?, acte de naissance de son Institute of Political Murder, et qu’il ne cesse depuis de développer, de préciser. Dans Le sentiment historique, il commence par parler de son travail sur le passé : « il s’agira de revivre et peut-être même de comprendre ce qui s’est véritablement passé en Roumanie en 1989, au Rwanda en 1994, etc., en regardant par-dessus l’épaule des protagonistes », écrit-il avant d’aborder dans le détail Les Derniers jours de Ceauşescu et Hate Radio, les deux premières pièces d’une « trilogie du reenactment » à laquelle Milo Rau se consacre de 2009 à 2012. Après quoi il s’intéresse plutôt au présent, dont il est question dans la deuxième conférence, De l’apparaître, centrée sur Trilogie de l’Europe (2014 – 2016), L’histoire de la mitraillette (2016) et Les 120 Jours de Sodome (2017). Le futur est toutefois l’horizon principal de l’artiste : c’est pour lui qu’il creuse le passé et questionne le présent.
Pour une « révolution globale »
« L’Ünstler apporte une répétition absolument littérale du présent à travers le passé pour l’avenir », disait-il déjà dans son premier manifeste cité plus tôt. Quoiqu’il dise dans sa conversation avec son collaborateur Rolf Bossart également publiée dans le recueil – « c’est une de mes faiblesses de caractère, de me tirer toujours dans les pattes », dit-il par exemple –, Milo Rau a de la suite dans les idées. Aussi les « actes symboliques » qu’il décrit dans sa troisième conférence tendent-ils vers le même objectif que ses travaux analysés dans les deux premières parties : « il faut que ça devienne vrai, que ça devienne réel. L’analyse seule ne suffit pas ». Les exemples de City of change (2011) et du Tribunal du Congo qu’il aborde en détail dans cette troisième partie de l’essai éclaire bien ce pan de sa démarche, le plus éloigné de la notion de représentation. Réalisés respectivement en Suisse en 2011 et au Congo en 2015, ces deux expériences s’expriment concrètement dans le réel, dans un cas par la création d’un parti politique prônant le droit de vote pour les étrangers, dans l’autre par un procès contre des crimes économiques. Le « réalisme global » tend vers une « révolution globale ».
Si la pensée théâtrale de Milo Rau se déploie dans le cadre d’entretiens et de conférences, il est évident que leurs retranscriptions font partie intégrante d’une démarche artistique aux formes et ramifications multiples. En témoigne d’ailleurs la collection de « livres d’or » créée par Milo Rau depuis son arrivée à la tête du NTGent, où en plus des textes de ses pièces et des productions portées par son lieu sont racontés leurs processus de création. La sensation d’avoir accès à une pensée en mouvement, capable d’accueillir les aléas du présent et d’en faire l’origine d’actions nouvelles, est des plus stimulantes. L’entretien final de Vers un réalisme global, « Un théâtre postdandémique », est une preuve supplémentaire de la faculté exceptionnelle de Milo Rau à joindre réflexion sur l’époque et action visant à en corriger les injustices, à en atténuer les violences. La leçon à tirer du coronavirus, pour lui, est claire : « nous devons quitter une fois pour toutes nos bulles, inventer de nouveaux collectifs ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Vers un réalisme global, Milo Rau, L’Arche, 192 p., 18 €.
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