Fondé et dirigé par Patrick Penot, le festival biennal Sens Interdits fête ses dix ans (16-27 octobre 2019) d’une manière qui lui ressemble : très internationale, riche en découvertes. Et surtout, indocile.
Comme chaque édition de Sens Interdits, celle qui se déroule du 16 au 27 octobre 2019 dans différents lieux de la métropole lyonnaise se fait l’écho de nombreuses injustices. Les vingt spectacles programmés témoignent en effet de luttes très diverses, qui remuent des sociétés et des systèmes politiques aux quatre coins du monde. En particulier en Russie, au Mexique et en Afrique, mis cette année à l’honneur par le fondateur et directeur du festival Patrick Penot. Un amoureux de théâtre et de voyages qui, après de riches expériences à l’étranger – il a travaillé dans les Instituts Français de Téhéran puis de Kaboul, et dirigé celui de Varsovie –, a co-dirigé avec Claudia Stavisky le Théâtre des Célestins à Lyon de 2003 à 2014. Période pendant laquelle il constate « à quel point le théâtre institutionnel parle peu du monde ». À quel point il est étranger à une grande majorité de la population française. D’où son désir de faire festival autrement. En Sens Interdits.
Le théâtre par grand froid
Pour un festival, une dixième année est toujours un peu l’heure des bilans. C’est aussi l’occasion de réaffirmer ses fidélités, ses lignes de force, et d’esquisser la suite. En invitant pour son ouverture la nouvelle création de Tatiana Frolova, fondatrice du tout petit Théâtre KnAM de vingt-six places à Komsomolsk-sur-Amour, dans l’extrême-Orient russe, Sens Interdits fait tout cela à la fois. Habituée du festival et du Théâtre des Célestins, où elle a présenté toutes ses pièces depuis 2011 et où lui sera bientôt consacré un temps fort, l’artiste participe à sa singularité. Dans l’un des seuls théâtres indépendants de Russie, elle et son équipe défendent ce que Patrick Penot qualifie aujourd’hui d’« art indocile ». Ce qu’il appelait hier « théâtre citoyen » ou « théâtre politique », avant que ces termes ne s’usent à force d’utilisations tous azimuts. Phénomène que décrypte dans son essai Contre le théâtre politique (La Fabrique, 2019) Olivier Neveux, qui participe à Sens Interdits en tant que « conseiller scientifique ». Autrement dit, comme ami plein de bons conseils.
Dans sa création collective intitulée Ma Petite Antarctique, le Théâtre KnAM poursuit sa dénonciation des crimes commis par les dirigeants de son pays. Au croisement de plusieurs disciplines – théâtre, vidéo et manipulation d’objets –, il évoque la fondation de sa ville par des prisonniers du Goulag. À travers divers témoignages dont le degré de réalité est laissé au jugement de chacun, il donne à entendre les traumatismes de la région. Et le « gel des sentiments », qui fait écho à la situation de l’Europe, où « la paralysie générale continue de s’amplifier, à l’approche du glacier des problèmes géopolitiques et sociaux », dit Tatiana Frolova dans la note d’intention de son spectacle. Ce que font aussi les jeunes acteurs de l’Académie théâtrale de Perm dans Constitution présenté à Sens Interdits, de même que la figure du théâtre moscovite Roman Viktyuk dans Mandelstam, où le destin tragique du poète éponyme – sur ordre de Staline, il est déporté vers le camp de Kolyma – nourrit une réflexion sur la liberté d’expression.
La résistance en partage
Ces pièces russes sont à l’image de l’ensemble de la programmation de Sens Interdits : elles permettent de découvrir, dit son directeur, « des regards singuliers d’artistes, des préoccupations culturelles aux antipodes des nôtres, des savoir-faire déroutants mais aussi des engagements exemplaires et possiblement contagieux ». Elles sont ainsi susceptibles d’intéresser les publics que cherche en priorité à toucher Patrick Penot : ceux qui, pour des raisons multiples, sont les plus éloignés des institutions culturelles. Les moins de 26 ans notamment, qui grâce au travail de territoire de longue haleine mené par l’équipe du festival représentaient 42 % du public de l’édition 2017.
Une fierté pour Patrick Penot, davantage encore que de faire découvrir des artistes inconnus du public français. Autre particularité de Sens Interdits, qui cette année comme les précédentes présente une grande majorité de premières françaises. Avec quelques valeurs sûres du théâtre indocile déjà passées par nos scènes, telles que Oreste à Mossoul de Milo Rau, J’abandonne une partie de moi que j’adapte du jeune Group Nabla issu de l’École Supérieure d’Acteur de Liège, de même qu’Elena Doratiotto et Benoît Piret, dont le spectacle Des Caravelles et des batailles (voir notre critique lors du Festival d’Avignon) clôturera en beauté le festival. Avec une lueur d’espoir, d’utopie, totalement absente de certaines autres créations que nous avons pu voir en début d’édition. Dans La Brisa de la compagnie mexicaine Teatro Linea de Sombra par exemple, qui a aussi joué à Sens Interdits son spectacle Baños Roma, où les fameux féminicides de la ville de Juarez sont évoqués à travers un théâtre documentaire qui n’échappe pas aux écueils décrits par Olivier Neveux. En prenant des risques, Sens Interdits fait parfois fausse route.
L’urgence de demain
Malgré les messages alarmistes de bon nombre des pièces programmées cette année, Patrick Penot garde espoir. « Les curseurs commencent à bouger dans le milieu théâtral français », observe-t-il. « De plus en plus de programmateurs osent accueillir dans leur saison des compagnies inconnues chez nous, dont certaines défendent des propos frondeurs, loin des idées reçues ». Pour preuve, la tournée que l’équipe de Sens Interdits a construite pour quatre des spectacles présentés en France pour la première fois lors du festival lyonnais : Baños Roma cité plus tôt, Tijuana de la compagnie mexicaine Lagartijas Tiradas al Sol, Les Sans… mise en scène par le Burundais Freddy Sabimbona et Henrietta Lacks de la Polonaise Anna Smolar. Au total, ce sont pas moins de 40 lieux, pour 63 représentations, qui se sont ainsi engagés à partager les découvertes de Patrick Penot, qui voit cela comme « un signe encourageant ». Comme la preuve d’une ouverture à des formes et à des récits éloignés des habitudes françaises. Tout en annonçant son départ pour 2024, Patrick Penot poursuit son combat partageur.
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Festival Sens Interdits, 6ème édition, du 16 au 27 octobre 2019. www.sensinterdits.org
Les spectacles en tournée :
Les Sans…
La Comédie de Valence (comédie itinérante)
Du 13 mars au 10 avril 2019
Théâtre du Point du Jour – Lyon
Les 20 et 21 mars 2020
Théâtre de Givors
Les 4 et 5 avril 2020
Ateliers Frappaz – CNAREP Villeubanne
Avril 2020. Dates à confirmerBaños Roma
L’Estive – Scène nationale de Foix et de l’Ariège
Le 5 novembre 2019
Festival TNB – Théâtre National de Bretagnes, Rennes
Les 8 et 9 novembre 2019Tijuana
Künstlerhaus Mousontum – Francfort (Allemagne)
Les 29 et 30 novembre 2019
Théâtre de Vidy-Lausanne (Suisse)
Du 7 au 10 novembre 2019
Théâtre La Vignette – Montpellier
Les 12 et 13 novembre 2019
Festival Les Rencontres à l’Echelle – Marseille
Les 14 et 15 novembre 2019
Nouveau Théâtre de Montreuil
Du 2 au 5 mars 2020
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