Inspirés par l’univers de La Montagne magique de Thomas Mann, Eléna Doratiotto et Benoît Piret imaginent l’histoire d’une communauté retranchée du monde. Une passionnante petite utopie bâtie sur les défaites de la grande Histoire.
Dans l’univers étrange de Des Caravelles & des batailles, notre guide Andreas (Jules Puibaraud) a souvent une petite longueur de retard sur nous. Lorsqu’il entre en scène avec un lourd sac à dos et un air étonné qui ne le quittera pas, nous avons déjà brièvement fait connaissance avec les quatre personnes venues l’accueillir (Eléna Doratiotto, Benoît Piret, Gaëtan Lejeune, Anne-Sophie Sterck). Nous avons saisi leur impatience, leur excitation. Nous avons peut-être échafaudé quelques hypothèses pour les expliquer. Car d’emblée, le petit groupe présente une drôle de dégaine. Un singulier mélange de maladresse et d’excentricité, qui s’exprime à travers des actions que l’on pourrait dire absurdes si elles étaient isolées. Mais qui, réalisées les unes à la suite des autres, forment un ensemble non seulement cohérent, mais harmonieux. Utopique.
Respectivement membre du collectif belge La Station et co-fondateur du Raoul Collectif, les « porteurs de projet » – c’est le titre qu’ils se donnent – Eléna Doratiotto et Benoît Piret développent ainsi un vocabulaire personnel. Une manière bien à eux de tendre vers un but similaire à celui du Raoul Collectif. À savoir, lit-on sur le site internet de la compagnie concernée, « opposer, comme un cri surgi de l’enfance, la couleur passionnelle de la nécessité de vivre, la reconnaissance du vivant et l’expansion de ses forces ». Point de folie adolescente en effet dans Des Caravelles & des batailles, mais plutôt une imagination enfantine nourrie par des références qui ne le sont pas. Par La Montagne magique de Thomas Mann notamment, décrit par son auteur comme un « document de l’état d’esprit et de la problématique spirituelle de l’Europe dans le premier quart du XXe siècle ».
Pour le morceau de siècle qui les concerne, Eléna Doratiotto et Benoît Piret n’ont heureusement pas une ambition équivalente. Faite surtout de petits gestes, d’une attention constante à l’Autre et de rituels minuscules et incongrus – jeter des cailloux dans un précipice, raconter des histoires sur une symphonie de Mahler ou encore s’emmitoufler dans une couette pour regarder les étoiles –, leur pièce est au diapason de l’époque. C’est une utopie d’après les Grands Soirs. Un rêve d’après les grandes batailles, qui s’invitent pourtant dans le quotidien de la communauté dont l’objectif, s’il existe, ne sera jamais formulé. De même que ne sont montrés aucun des lieux et objets décrits avec précision tout au long de la pièce.
Représentée sur des tableaux aussi invisibles que le reste, la grande bataille de Cajamarca, qui marque la fin de l’empire inca en 1532, prend une place centrale dans la vie du groupe. Un écrivain peu bavard (Gaëtan Lejeune), persuadé de recevoir le Prix Nobel, adresse au monde ces trois mots : « Gloire aux vaincus ». Au retour d’une longue marche, un des membres du groupe (Salim Djaferi) prétend encore avoir rencontré sur sa route un sultan… Le groupe se construit ainsi dans un espace-temps mouvant, à l’intérieur duquel les comédiens évoluent avec grâce, non sans questionner implicitement l’espace théâtral. Sa nature, ses capacités.
L’implication de tous les comédiens dans la création de ce microcosme plein d’humour, et surtout de tendresse, est évidente. À la qualité de présence de chacun, à la douceur et à l’attention portée à chaque geste, on devine la part d’intime que chaque interprète offre à son personnage. Aux défaites de la grande Histoire, Des Caravelles & des batailles oppose la mise en commun de petits riens qui finissent par faire un tout assez grand pour que ses auteurs y voient « le plus beau lieu du monde ».
Anaïs Heluin – www.sceneweb.fr
Des Caravelles & des batailles
Mise en scène Eléna Doratiotto et Benoît Piret
Écriture collective
Avec Salim Djaferi, Eléna Doratiotto, Gaëtan Lejeune, Anne-Sophie Sterck, Benoît Piret, Jules Puibaraud
Assistante mise en scène Nicole Stankiewicz
Scénographie Valentin Périlleux
Regard scénographique et costumes Marie Szernovicz
Création lumière/régie générale Philippe OrivelProduction Wirikuta ASBL
Coproduction Festival de Liège, Mars-Mons Arts de la Scène, Théâtre Jean-Vilar de Vitry-sur-Seine, Maison de la Culture de Tournai, La Coop asbl
Aide Fédération Wallonie-Bruxelles – Service du Théâtre (CAPT)
Soutien MCA Recycling sprl et du Tax-shelter du gouvernement fédéral belge, Théâtre Varia, La Chaufferie-Acte1, Zoo Théâtre, Raoul Collectif.
Ce projet a été accompagné à ses prémices par L’L – Structure expérimentale de recherche en arts vivants (Bruxelles).Durée : 1h40
Théâtre de la Bastille
du 3 au 21 avril 2023
À 20h30
relâche les dimanches et le jeudi 6 avril
J’avais vu ce spectacle il y a deux ou trois ans au Doms lors du festival d’Avignon. L’avais trouvé absolument remarquable, dans sa singularité. Chaudement recommandé.